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Le beau Danube noir…
Publié le 27 septembre 2009 par BoustouneParmi les grandes nations du septième art, on cite assez peu l’Autriche ou la Hongrie. Pourtant, c’est bien sur les rives du Danube que naissent aujourd’hui les œuvres les plus audacieuses, proposant un cinéma différent, formellement riche et narrativement peu conventionnel.
L’année dernière, le cinéma hongrois nous offrait Delta du jeune cinéaste Kornél Mundruczó et L’homme de Londres de Béla Tarr, deux œuvres radicales, aux choix de mise en scène forts et assumés. L’Autriche, de son côté, nous a offert, par le biais d’Ulrich Seidl et son Import-Export, l’un des films les plus dérangeants de l’année. Mais ces deux cinématographies nous offrent régulièrement, depuis une dizaine d’années, des œuvres du même calibre, joyeusement iconoclastes et ambitieuses. Citons, côté hongrois, les excellents films de György Pálfi, Hic (de crimes en crimes), curieux thriller-puzzle baigné dans une ambiance bucolique et poétique et Taxidermie, petit bijou présenté à Cannes en 2006, dans le cadre de la sélection Un certain regard ; ceux d’Agnes Kocsis (Fresh air), de Szabolca Hajdu (White palms). Et, côté autrichien, outre les œuvres de Michael Haneke, les efforts de Jessica Haussner (Hotel), de Hans Weingartner (The Edukators) ou de Ruth Mader (Struggle)…
Deux nouveaux films viennent confirmer la vitalité de ce cinéma danubien. Deux thrillers au ton très particulier : L’investigateur du hongrois Attila Gigor et Bienvenue à Cadavre-les-bains de l’autrichien Wolfgang Murnberger.
Le premier est un vrai film noir, qui raconte les mésaventures de Tibor Malkav, un médecin-légiste taciturne et peu sociable, embarqué malgré lui dans une spirale de violence et de mort, en même temps que dans de sombres histoires de famille.
Pour financer l’admission de sa mère mourante dans un luxueux institut suédois, potentiellement capable de la sauver, Tibor accepte la curieuse proposition de « Cyclope », un borgne inquiétant qui le suit depuis quelques jours. Contre une forte somme d’argent, il doit assassiner un homme. Tibor, qui n’éprouve aucune affection vis-à-vis de ses semblables et qui recoud chaque jour les dépouilles d’anonymes victimes d’accidents idiots, n’a aucun scrupule à accomplir cette mission moralement répréhensible. Un mort de plus ou de moins, quelle importance, si cela peut sauver sa vieille mère, la seule personne qui compte vraiment pour lui ? Par ailleurs, il s’agit d’un crime à priori sans risque, puisque rien ne le relie à sa victime. Mais quand, une fois le forfait accompli, Tibor reçoit un courrier de la part de l’homme qu’il a assassiné, daté de la veille du meurtre, il commence à se poser des questions sur ce drôle de mic-mac et décide de mener sa propre enquête sur le mobile réel de cet assassinat…
Tel est le point de départ de cette intrigue riche en rebondissements, qui permet à l’auteur d’une part de détourner les codes du film noir et, d’autre part, de remixer ses influences cinématographiques, pour un résultat surprenant. Car si l’intrigue et la tonalité générale du film, glaciale et assez cynique, évoquent L’ami américain de Wim Wenders, la mise en scène oscille entre morceaux de bravoure très hitchcockiens et scènes surréalistes audacieuses, dans la lignée des films de David Lynch ou des œuvres de jeunesse de Roman Polanski, avec en point d’orgue une scène onirique parodiant les grandes confrontations finales des romans d’Agatha Christie, où le « héros » convoque tous les personnages de l’histoire – vivants ou morts – pour l’aider à résoudre l’énigme.
Cette atmosphère étrange, entre fantasme et réalité, entre humour noir et drame sordide, aurait suffi à captiver le spectateur, tout d’abord désarçonné, intrigué, puis finalement séduit par la drôle d’enquête du personnage principal, à la fois coupable et victime, enquêteur et suspect. Mais l’intérêt est encore ailleurs. Les investigations du personnage principal se doublent en effet d’une passionnante quête identitaire. En s’interrogeant sur qui était vraiment sa victime, Tibor s’interroge sur sa propre personnalité et s’oblige à remettre en question son comportement vis-à-vis des gens qui l’entourent. Solitaire et asocial, il s’était construit un univers clos rassurant, avec un métier ne le mettant pas en contact avec ses semblables, vivants du moins, et une vie extra-professionnelle bien rangée, juste axée autour de la relation qu’il nouait avec sa vieille mère. Et subitement, il se retrouve confronté à des situations imprévues, et à des personnages complexes, ambigus, bienveillants ou malveillants, obligé de sortir de sa coquille et d’affronter la rudesse du monde extérieur… Il découvre les plus vils aspects de l’âme humaine à travers ces histoires de manipulations, de jalousie, de chantage et de rancoeurs. Mais il découvre aussi l’autre versant, se mettant à éprouver des sentiments qui lui étaient jusqu’alors inconnus : l’amour et le désir. Tibor est tout d’abord dérouté par l’affection que semble lui porter une jeune serveuse, qui s’est attachée à lui malgré son comportement étrange et son mutisme quasi-permanent. Puis troublé par l’attirance qu’exerce sur lui la femme de sa victime…
Si on le débarrasse de son habillage de film noir, L’investigateur devient alors un récit initiatique, une histoire d’émancipation et de découverte des autres. Il est même permis de considérer toute l’intrigue criminelle comme un rêve tortueux, une façon pour l’inconscient de Tibor d’accepter la mort de sa mère et l’amour d’une autre femme, de « tuer » les blocages qui l’empêchent d’avancer et de mener une vie normale.
Enfin, à ces différents niveaux de lectures, déjà très riches, s’ajoute un sous-texte mythologique, la quête policière/métaphysique de Tibor faisant référence à « l’Odyssée » d’Homère, avec son cyclope (le tueur borgne), ses sirènes (des femmes fatales attirantes mais dangereuses), sa nymphe (inconsciemment) geôlière (la mère)…
Autant d’éléments qui rendent le récit constamment passionnant, surprenant et intelligent, et font de ce premier film une belle surprise, qui révèle quelques talents prometteurs, le cinéaste Attila Gigor et l’acteur Zsolt Anger en tête…
Second film danubien à venir secouer nos salles obscures, Bienvenue à Cadavres-les-bains, de l’autrichien Wolfgang Murnberger. Ce titre peu engageant abrite en fait le troisième volet d’une série de films adaptés des romans noirs de l’écrivain Wolf Haas (1),
Après Vienne la mort en 2000 (2) et Silentium ! en 2004 (2), l’acteur Josef Hader incarne pour la troisième fois le personnage de Simon Brenner, ex-flic ayant quitté la police, mais ayant le chic pour se retrouver toujours mêlé à des crimes sordides et des affaires embrouillées, quel que soit le métier auquel il s’essaie…
Ici, il est devenu recouvreur de dettes pour une société de crédit. Sa compagnie l’envoie dans un petit village des Alpes autrichiennes, isolé et fortement enneigé, afin qu’il récupère la voiture d’un dénommé Horvath. S’il trouve bien la New Beetle garée devant l’hôtel-restaurant local, il ne trouve pas trace du client, qui semble être parti en abandonnant derrière lui ses rares affaires. Etrange, mais pas inconcevable… Mais Brenner va s’apercevoir très vite que la petite auberge recèle bien d’autres secrets que la recette du fameux poulet à la viennoise qui fait sa réputation. Engagé par le fils du patron des lieux pour enquêter sur son paternel, qu’il soupçonne d’activités illégales, Brenner se retrouve mêlé à de sordides affaires de famille, où explosent rancoeurs et jalousies, ainsi qu’à une histoire de meurtre et de chantage faisant intervenir des mafieux maladroits.
Porté par un humour noir décapant, qui évoque certaines œuvres des frères Coen – Sang pour Sang et, bien sûr, l’enneigé Fargo – Bienvenue à Cadavres-les-bains semble tenir plus de la comédie légère que du polar pur et dur, d’autant que, dans ce troisième opus, l’accent est plus porté sur le personnage de Brenner que sur l’intrigue à proprement parler. On suit donc les mésaventures de cet antihéros paumé et poissard, entraîné dans une enquête à haut risque et dans une relation amoureuse tout aussi délicate, avec la femme de son client !
Mais il s’agit bel et bien d’un film noir, très noir, où les personnages sont tous de pauvres types pris malgré eux dans un engrenage de mort et de souffrance. Ce sont tous des êtres en mal d’amour et de reconnaissance, pas forcément méchants, mais pris au piège de situations problématiques et luttant pour étouffer d’encombrants secrets.
Inclassable, le ton du film oscille donc entre comédie grinçante et drame poignant, et s’offre même de larges détours vers l’horreur et le gore assumé, le film se terminant par une véritable boucherie – et pour une fois, ce n’est pas un vain mot…
Mené sans temps morts, porté par des interprètes parfaits aussi bien dans le registre de l’humour que de l’émotion – avec notamment une impressionnante performance de Josef Bierbichler en aubergiste massif et désespéré – Bienvenue à Cadavres-les-bains est un petit polar particulièrement réjouissant, qui donne envie de découvrir les deux premiers volets de la série, passés relativement inaperçus en France (2), en attendant un quatrième épisode déjà en préparation et toujours signé par la même équipe.
En guise de conclusion, je reprends cette réplique d’un des personnages de L’investigateur «Allez plutôt au théâtre : le cinéma est un art mourant, le théâtre est mort depuis longtemps… ». A voir les qualités et l’inventivité déployées dans ces deux films, on a la preuve du contraire. Alors dépêchez-vous de découvrir ces deux petits bijoux tout droit venus du centre de l’Europe…
Notes :
L’investigateur :
Bienvenue à Cadavres-les-bains :
(1) : Les romans de Wolf Haas rencontrent un beau succès en Autriche et en Allemagne, mais seuls trois de ses romans ont été publiés en français, dans la collection Rivages/Noir : « Vienne la mort », « Silentium ! » et « Quitter Zell ».
(2) : A ma connaissance, Vienne la mort n’est pas sorti en France. Silentium ! a gagné le grand prix au festival de Cognac en 2006, mais est sorti en salles en catimini, début 2007, dans l’indifférence quasi-générale.