Une odeur âcre s’infiltre dans mes narines et me pique la gorge.
Je tousse, j’éternue, je panique en cherchant de l’air frais, je me débats contre des ennemis invisibles.
« Les enfants, il faut partir, vite ! »
Maman crie, nous met debout de force, secoue Paul qui peine à reprendre ses esprits.
Hagarde, je fixe une ligne orangée qui semble se rapprocher de nous.
Une langue de feu grignote dangereusement la forêt.
D’un arbuste à notre gauche, surgit un homme qui coure droit devant lui en hurlant, qu’importent les obstacles sur sa route.
Il bouscule notre mère, roule à terre, se relève et reprend sa course sans même nous jeter un regard.
La moitié de ses habits est en lambeaux encore fumants, une partie de sa chevelure a disparu, rongée par les flammes.
Sidérés, nous le suivons du regard alors qu’il disparaît, happé par la forêt sombre.
Nous nous dévisageons et nous comprenons soudain.
Les Hutus ont volontairement mis le feu.
La proximité de la forêt avec les rues de notre banlieue de Kigali était trop propice à la fuite des Tutsis, tentant de se cacher et de sauver leur vie.
Il ne restait plus qu’à nous débusquer, nous faire sortir de notre repaire en nous enfumant et en nous forçant à fuir l’incendie.
Les flammes ou la machette, un choix cornélien pour une fin de vie annoncée.
Comme des bêtes aux abois, nous courons à perdre haleine, dans le sens opposé à la chaleur et à la lueur qui illumine les bois.
Eugénie s’époumone de terreur dans les bras de maman, Paul me tient fermement la main et m’entraîne dans son sillage.
Mais soudain, devant nous, la même ligne orangée se profile.
Nous sommes cernés.
Les Hutus, prévoyant et calculateurs jusqu’au bout, ont enflammé la forêt en plusieurs points.
Le piège se referme fatalement sur nous, il n’y a pas d’espoir.
Si nous restons là, les flammes vont nous dévorer.
Si nous avançons… « ils » vont nous massacrer.
Mes jambes se paralysent, mon esprit se fige, je m’apprêt à accueillir la mort s’il le faut.
« La rivière, les enfants, la rivière n’est pas loin, fuyez ! »
Maman, ralentie par la fatigue et le poids d’Eugénie toujours cramponnée à elle, accuse une distance de quelques mètres. Après une brève hésitation, Paul menotte fermement mon poignet et me tire de toutes ses forces.
Je hurle, je supplie, il ne peut pas faire ça, il ne peut pas les laisser derrière nous.
D’une poussée magistrale, il m’envoie loin devant lui, je vacille, le sol se dérobe, j’ai de la terre plein la bouche, des pierres et des branchages me fouettent le visage et les bras.
Enfin, la rivière se referme sur moi.
C’est une étrange sensation… je flotte, le courant doux contre ma peau m’enveloppe dans un cocon fluide.
Je ferme les yeux pour les rouvrir au contact de mon frère.
Il maintient ma tête au-dessus de l’eau. Je lui en veux presque d’interférer dans mon suave dialogue avec l’onde, là où tout est simple et lénifiant.
Nous gagnons la berge, tant bien que mal, nous trébuchons sur le sol instable que la pénombre ne nous permet pas d’appréhender.
Le silence étrange qui nous encercle hurle par intermittence le drame qui se joue cette nuit.
Le feu, les grands arbres rongés sur place sans pouvoir s’enfuir, tous ces gens qui paient de leur vie une appartenance à une ethnie exécrée… Eugénie… maman… elles aussi ?
Papa… où es-tu ? Pourquoi n’es-tu pas là pour nous protéger ?
Je sanglote contre mon frère qui serre les dents pour ne pas craquer.
Je grelotte tout autant de froid, de peur que de solitude.
Un clapotement dans l’eau nous fait retenir notre souffle.
A quelques mètres de nous, quelqu’un s’extrait avec peine de la rivière.
Ami ou ennemi ? Doit-on se taire ou manifester notre présence ?
« Paul ? Marie ? »
Je reconnais la voix qui appelle tout bas dans l’obscurité.
Nous nous précipitons vers notre mère et vers notre petite sœur, le cœur en joie.
Nous sommes invincibles, nous sommes vivants, tous ensembles.
Si Dieu a détourné les yeux du Rwanda, il a quand même jeté un coup d’œil furtif cette nuit, nous permettant d’être toujours vaillants et debout même si nous avons tout perdu…
Le jour se lève lorsque nous arrivons en vue d’un petit village encore endormi.
Des maisons traditionnelles et des constructions plus modernes se côtoient en une belle harmonie, serrées autour de l’église blanche bâtie dans le plus pur style coloniale.
Maman nous a exhorté à marcher tout le reste de la nuit, marquant parfois une courte pause pour se mettre à l’écoute des bruits environnants.
Etrangement, le bruit des détonations ne nous effraye plus, tout au plus renforce-t-il notre attention et nous rappelle-t-il que le péril guette mais que nous devons continuer à avancer avec son ombre qui nous poursuit.
Notre compagnon est un prédateur mais ne dédaigne pas la charogne, il sait attendre son heure, la prudence est de mise.
Sommes-nous déjà façonnés par la tragédie qui secoue le Rwanda au point de nous accommoder de l’invivable et de l’insupportable ?
Est-ce là le signe que notre innocence s’est définitivement envolée et que nous sommes devenus des enfants de la guerre ?
Si tout cela se finit un jour, serais-je encore capable de jouer avec insouciance, de faire confiance à mon prochain et de m’endormir sans rester sur mes gardes ?
Tandis que nous remontons la rue principale du village, des têtes apparaissent furtivement aux ouvertures des maisonnettes.
Une vieille, sur le pas de sa porte, apostrophe maman :
« Vas à l’église avec ta marmaille, c’est là qu’il faut se réunir.. .»
Maman remercie la femme qui secoue la tête de gauche à droite avant de tourner les talons.
Une sensation d’étrangeté m’étreint à cheminer sans peur vers la maison du Christ.
Moi, la petite fille Tutsi, avec ma famille Tutsi, nous apportons, accrochés à nos corps exténués, les lambeaux de mort et de destruction dans ce qui ressemble à un havre de paix.
Nous sommes les témoins de la folie qui s’est emparé de notre pays. Nous tendons à bout de bras l’image d’un peuple déchiré qui vient de verser dans le génocide le plus implacable. Qui viendra nous aider puisque nous nous entretuons entre frères ?
« Maman, Marie, regardez !!! C’est un véhicule militaire européen ! Nous sommes sauvés ! »
Paul caracole autour de nous et nous montre, tout sourire, une jeep cabossée d’où descend un militaire blanc.
Il fait quelque pas dans notre direction, une arme à la main.
Son casque est mal attaché, sa tenue négligée m’intrigue mais lorsqu’il nous salue, son ton calme me réconforte quant à ses intentions : il n’est pas notre ennemi, il est là pour assurer notre sécurité.
« Tutsis ? Allez rejoindre les autres dans l’église. »
D’un ample geste de la main, il nous indique la porte de l’édifice, entr’ouverte.
A l’intérieur, nous sommes saisis par le nombre d’individus entassés.
Hommes, femmes, enfants, des centaines de personnes sont réunies là, dans la fraîcheur de la bâtisse sacrée.
L’odeur, qui nous prend à la gorge, nous paralyse et nous retient sur le seuil.
Mon estomac se tord sous les effluves de sueur, sang et excréments mêlés.
Ce n’est pas un refuge mais un mouroir !
La protection et la sécurité prennent soudainement la coloration de la déchéance et de la corruption de corps vivants…pourrir sur pied, se décomposer… voilà ce qu’on nous propose dans un premier temps.
Mais nous n’avons pas le choix, nous pénétrons dans l’église en retenant les élancements d’une nausée qui monte de nos entrailles.
Maman nous installe à proximité d’un bénitier dans lequel j’hésite à tremper le bout de mes doigts : l’eau bénite est d’une teinte rosée qui laisse des doutes quant à sa réelle composition.
Commence alors un temps d’attente sans objectif et sans limite. Les minutes peinent à s’égrainer et les heures s’écoulent au rythme des conversations et des gémissements de nos compagnons.
Nous avons faim et soif, la fatigue extrême et la lassitude nous privent de toute pensée. Je jette un œil aux autres enfants, les petits yeux fatigués sont vides d’enfance mais déjà emplis de gravité.
Oui, « ils » nous ont tout volé, jusqu’au plus précieux, au plus sacré : l’âge d’innocence et de légèreté…
4ème partie