Orphelins de Kigali, photos de "TKNOXB", wikimedia commons, sous licence.
Camp improvisé de réfugiés, frontière du Burundi, 30 avril 1995.
Ce n’est pas un camp officiel et très bien organisé mais je me suis habituée à vivre sous les tentes montées à la hâte dans la plaine.
Depuis une année que je vis ici, je me débrouille assez bien.
J’ai de la chance car j’ai échappé à plusieurs épidémies de choléra sans dommage. Cela n’a pas été le cas des plus faibles ou des malchanceux qui, après avoir survécu aux machettes ont regardé le contenu de leur boyaux se répandre sur le sol jusqu’à la mort.
Mon corps change aussi. Moins bien nourrie, j’ai un drôle d’air dégingandé, trop affutée pour mon âge. Je ne crois pas être toujours aussi jolie qu’avant…
Des humanitaires blancs nous apportent de l’aide, des médicaments, des vivres, un toit fragile et un peu de sécurité. Ils éprouvent bien du mal à s’occuper des réfugiés et de tous ceux qui transitent par ici, à la recherche d’un proche ou juste désireux de se reposer avant de reprendre leur périple douloureux vers le Rwanda.
De toute façon, le monde continue à nous ignorer, nous n’existons plus.
Comme tous les enfants séparés de leur famille, je suis prise en charge par une « mama » référente dépêchée par une petite ONG.
La mienne s’appelle Adeline, elle est française et s’occupe d’une dizaine d’autres jeunes. Elle nous prodigue des soins, s’occupe de notre éducation et parvient même à nous réunir plusieurs fois dans la semaine pour nous enseigner un peu de français et de calcul. Nous formons un petit groupe stable et soudé, un substitut de famille qui nous réchauffe l’âme. Nous recréons notre structure affective comme nous pouvons, un gamin esseulé devient mon frère de cœur.
J’ai un rêve pour plus tard : je veux devenir institutrice pour transmettre mes connaissances aux enfants et leur enseigner à vivre ensemble.
Le reste du temps, je rends quelques services dans le camp en échange d’eau ou de nourriture. Je vis à peu près correctement si je considère que je suis toujours en vie.
Chaque matin, je passe un long moment à arpenter le « labyrinthe ». Il s’agit d’un enchevêtrement de palissades où sont affichés les photos et les patronymes des réfugiés.
J’aime épeler les noms et suivre du bout du doigt le contour des visages figés sur les clichés.
Il n’est pas rare qu’un visiteur reconnaisse l’un des siens et s’écroule d’émotion en bénissant la providence. Des sentiments ambigus m’étreignent alors : joie, déception et un peu d’envie.
Il y a ma photo sur une des palissades avec mon nom au complet :
Marie-Espérance Kayitesi.
Mais personne n’a encore pleuré de joie en le lisant ou en me reconnaissant. Personne.
Le soir, avant de regagner ma tente-dortoir, je vais souvent me poster sur la route qui relie le Burundi et le Rwanda. Le chemin de terre est bordé d’herbes couchées par les passages incessants des hommes et des véhicules.
J’aime à rester ici.
Seule.
J’attends papa.
Maman.
Paul et Eugénie.