On se marrait, aussi. Enfin, pas moi. Ceux à qui je racontais tout ça. C’était le seul avantage : j’avais quelque chose à dire dans les dîners de famille déprimants, ceux qui s’étirent du midi jusqu’au soir. Le désespoir du quotidien érigé en saga de la déconfiture, pour le plus grand bonheur des brailleurs de fin de repas arrosé. Ça ne ratait jamais. J’attendais avec angoisse le moment où la conversation allait tourner sur la distraction. Les regards se tournaient vers moi pendant que je me décomposais intérieurement et que je tordais le cou mentalement à l’abruti qui avait eu l’idée de génie de pousser la discussion vers ce sujet. Trop contents de se défausser sur moi, les autres distraits de la tablée remisaient leurs oublis minables de clés, de savates ou de pilules, même pas racontables, puis se calaient confortablement sur leur chaise afin de savourer le moment qui allait suivre.
J’en étais quitte pour me coller un sourire gêné sur le visage, et pour partir dans une histoire où j’essayais tant bien que mal de me donner le beau rôle pour compenser mon incurie chronique. Je ne partais pas complètement battu : le fait de raconter plusieurs fois les mêmes anecdotes m’avait permis de peaufiner ma trame, de ménager mes effets, de soigner mes chutes. Hormis ceux qui la connaissait déjà, et qui s’esclaffaient quand même en s’étouffant dans les serviettes blanches, les autres, le public frais, les nouveaux arrivants, se tordaient alors de rire aux exploits du superman de la gaffe, du tête-et-l’airisme et de la poisse réunis. Je me serai très facilement passé de cette popularité de distrait magnifique, mais elle me collait au paletot comme un poisson d’avril.
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