Le "portrait en pied" d’Alain Le Bras a paru en 1987 aux mêmes
éditions1 ; il est maintenant accompagné de Plaisirs solitaires et de Trois lettres à R. V., respectivement
publiés en 1982 et 1994. Alain Le Bras (1945-1990) a illustré des textes de
Savitzkaya2, mais l’hommage du poète à son ami n’est
en rien un "portrait", même si des éléments biographiques dispersés
sont présents. C’est un artiste qui est présenté (« C’est un peintre. Il vit parmi nous »), réinventé, avec ses
manières de vivre et de travailler, aussi "vivant" et protéiforme que
l’était Alain Le Bras. Mais le contenu des descriptions de Savitzkaya est
organisé selon des principes fort différents de ceux d’un portrait : c’est
par l’énumération d’éléments disparates et l’introduction de noms d’animaux
qu’est construite la chose "portrait ". À la question « Que mange-t-il ? », Savitzkaya
répond : « Il mange tout et le
reste » ; "tout" comprend porc, canard, poisson et
œufs ; pour le "reste", nous abandonnons en partie la cuisine et
la table :
Lorsqu’il a froid, il préfère du cochon
le rose salé et les os qu’il pile avec le manche de son couteau ; au
printemps, le canard, chair grillée avec en garniture les plumes parfaites du
souchet ou de la sarcelle, le bec servant de pince et de cuiller au mangeur.
Après un malheur, seul le poisson fumé passe par sa bouche avec les feuilles de
géranium, la térébenthine des mangues, un peu de parfum de bourbon et l’acajou
chocolat du pur cacao. [etc.]
Ce "reste", ici et là, détruit tout l’appareil de la représentation
en donnant le non-sens pour naturel. La syntaxe de Savitzkaya est parfaite,
mais les phrases bien réglées n’apportent pas au lecteur d’indices pour
imaginer ″quelque chose″. La machine à défaire le sens use de procédés
efficaces (et connus). Soit la proposition Il
polit + complément ; elle est reprise plusieurs fois et les ajouts
après le verbe sont tels qu’existe seulement un univers d’écriture :
Il polit la cire colorée avec un chiffon
de soie, cravate ou foulard. Il polit les verres avec un torchon afin qu’ils ne
contiennent que ce qu’il y a de meilleur. Il polit ses dents avec de la crème
et son crâne avec du lait. Il polit son papier avec une mine tendre. Le blanc
avec du noir de Chine. [etc.]
Avec les poèmes de Plaisirs
solitaires (« Plaisir de se
dévêtir / est plaisir solitaire ») alternent des proses qui intègrent
tout ce qui peut l’être (et tout peut l’être) dans l’univers de Savitzkaya, et
des vers à la construction quasi classique − mais cette sagesse est trompeuse.
Partage de la page − à gauche :
Berger monstrueux, déshabillé, dépecé,
vidé, couvert du sang du jour, monstre déjà mouton, déjà bête immonde, ogre
déjà mangé, dévoré, disparu, ouvrit
une bouche livide et montra, livrée,
sans couleur, pourrie, presque noire, une langue d’enfant, une gorge de cygne,
un palais, un gouffre, une nudité, puis mourut boucher.
à droite, face à cette rage énumérative :
Poème.
Veines et clameurs.
Les mots dans les mots
demeurent immobiles,
demeurent sans voix,
sans chemise éperdue,
sans
rosée, sans saveur.
Celui qui les caresse
sera celui qui meurt.
Un récit se construit avec des déchirures, des énigmes que rien ne peut
résoudre, récit tenu par le motif de la langue démembrée, sans cesse à
recomposer, et celui du « berger
monstrueux » devenu au dernier vers « un dormeur en charpie » — on comprend que le corps défait est
une métaphore de la langue. Et que c’est une tâche sans fin que la saisie
boulimique de tous les mots, que leur remise en ordre.
Eugène Savitzkaya
Alain Le Bras portrait en pied − Plaisirs solitaires −Trois lettres à R. V.
Atelier de l’agneau, 2009, 12 €.
Contribution de Tristan Hordé
1
Sur
les éditions Atelier de l’agneau, animées aujourd’hui par Françoise Favretto
(1, Moulin de la Couronne , Saint-Quentin-de-Caplong, 33220 ; www.at-agneau.fr
), voir Poezibao, 7 février 2005.
2
Voir notamment Quatorze cataclysmes,
éditions Le temps qu’il fait, 1985 ; L'été :
papillons, ortie, citrons et mouches, La Cécilia, 1991,
plaquette épuisée depuis longtemps ; il est à souhaiter que l’Atelier de
l’agneau réédite ce bel ensemble.