J'ajoute quelques commentaires à cette chronique parue hier dans Le Figaro.
Cet article m'a réellement intéressé, essentiellement parce que je suis convaincu de la bonne foi de Luc Ferry. Je ne le pense pas homme à manier la démagogie à des fins cyniques, partisanes ou bassement intéressées. Il croit sincèrement que l'idéologie néolibérale est un bienfait pour l'humanité.
S'il est évident que l'élite du capitalisme moderne, le néolibéralisme, allié aux classes politiques contemporaines travaillent consciemment à construire et consolider leurs positions dominantes au détriment de l'intérêt général (des français ou à l'échelle mondiale, de l'humanité) ; une partie bien plus large de la société approuve cette idéologie dominante alors même qu'elle n'en retire aucun intérêt personnel, ou alors un intérêt très limité. Quelle vision de notre monde a porté 53% des français à élire notre actuel président ? Il est certain que pour la grande majorité ce sont des visions généreuses et argumentées, portées par des citoyens éduqués. Luc Ferry, à travers son plaidoyer sincère, éclaircit certainement la question.
Sans qu’on y prenne garde, une partie de la droite est en train de retomber dans ses vieux démons. Au moment où c’est le socialisme qu’il faudrait d’urgence moraliser, elle n’a rien de plus pressé que de s’en prendre au capitalisme. Décomplexée pendant la campagne présidentielle, enfin débarrassée d’un surmoi de gauche qui la plombait depuis des décennies, elle renoue avec la repentance. Selon la nouvelle vulgate qui envahit aujourd’hui l’espace public et commence à faire des dégâts jusque dans les rangs de l’UMP, le capitalisme et le communisme auraient échoué à égalité. Les pratiques bancaires des traders, les bonus insolents partagés en temps de crise ou les ravages du stress chez France Télécom suffiraient désormais à jeter l’opprobre sur deux cents ans de progrès continu. L’absence quasi totale de sens historique qui régit le monde politico-médiatique aidant, on met ces travers, au demeurant indéniables, du libéralisme sur le même plan que les 120 millions de morts du totalitarisme !
Disons-le tranquillement mais fermement : cette fausse équivalence est tout simplement obscène. Rien n’est plus absurde que cette rengaine éculée selon laquelle le système libéral et le système communiste se rejoindraient dans la faillite.
Malgré les carabistouilles qu’on veut nous faire avaler, il faut réaffirmer posément que c’est bel et bien grâce à l’économie de marché que nos sociétés européennes ont fait des progrès matériels et moraux apportant une douceur de vivre si exceptionnelle que l’univers entier nous l’envie. Un mixte de liberté et de bien-être inconnu jusqu’alors dans l’histoire comme dans la géographie. Les flux d’immigration en témoignent, qui vont tous dans le même sens. Mais s’ils ne suffisaient pas à convaincre, je vous suggère cette expérience mentale : lisez ou relisez les utopistes du XIXe siècle, Saint-Simon, Leroux, Fourier, mieux encore, voyez le vieil Hugo et ses Misérables. Même dans leurs rêves les plus fous, aucun d’entre eux n’aurait osé imaginer une seconde le dixième, que dis-je, le centième de ce que nos sociétés capitalistes tant décriées offrent à chacun de nos enfants à leur naissance en termes de liberté de circulation, d’expression, de droit à l’éducation, à la contestation, à la culture, à la santé, aux loisirs. Imaginez un instant qu’on ait dit à Hugo qu’au siècle prochain l’enseignement et la médecine seraient gratuits, accessibles même aux plus pauvres, que les ouvriers bénéficieraient de retraites et de congés payés, que la liberté d’opinion serait garantie et que nul ne risquerait plus d’être exilé à Guernesey ou ailleurs pour avoir critiqué son gouvernement, que des machines volantes permettraient à tous de découvrir le vaste monde en des temps records, qu’une étrange lucarne ouverte chaque soir dans des millions de foyers offrirait à ceux qui le souhaitent des moyens de s’informer, d’assister, voire de participer à des débats contradictoires, d’entendre parler de livres ou de théâtre par ceux qui les font vivre et que, pour couronner le tout, l’espérance de vie moyenne passerait de 40 à 80 ans !… À coup sûr, il aurait hurlé de rire. On objectera sans doute qu’il s’agit là aussi de conquêtes des syndicats et de la gauche. Bien sûr, qui le conteste ? Mais quel autre système que le système libéral associé au marché autorise une opposition, des grèves, des élections libres ? Le capitalisme, ce n’est pas Les Misérables, c’est ce qui nous en sépare !
Que le président Sarkozy ait mille fois raison de mettre son incomparable énergie dans l’instauration d’un G20 qui régule la folie des banquiers, chacun en conviendra. Mais n’oublions pas non plus cette vérité : la création sociale-historique unique et irremplaçable qu’incarnent nos sociétés libérales est aujourd’hui menacée de toute part, à commencer sur le plan démographique. Elle est comme la flamme infiniment fragile d’une bougie exposée aux vents de tous horizons. Au lieu de la protéger en l’entourant de nos mains et de nos soins, une part croissante de nos concitoyens s’acharne à souffler dessus. Si nous voulons conserver et embellir le modèle indissolublement économique et politique qui est le nôtre, le rendre plus juste encore, combattre les inégalités qui l’abîment, il nous faut commencer par stopper ce démentiel masochisme qu’un surmoi d’extrême gauche continue inlassablement de nourrir. Que le Parti socialiste ne puisse s’en défaire est une fatalité calamiteuse pour lui. Que la droite y cède à son tour serait aussi stupide que suicidaire.
Pour finir quelques contre-arguments
- Ce n'est pas le capitalisme qui garantit la liberté d'expression, mais la démocratie
- Démocratie ou pas, un pouvoir tolère ce qu'il veut et sait s'y prendre pour faire taire quelqu'un. Exemples récents : Denis Robert, Guillaume Dasquié, Méry et sa cassette posthume etc.
- En fait un nouveau type de régime est né au XXème siècle, comme l'analyse finement l'intellectuel américain Noam Chomsky. Il s'agit de "fabriquer le consentement", donner aux peuples l'illusion qu'ils choisissent ce que l'on a déjà décidé pour eux.
- La liberté est alors possible dans ce périmètre donné.
- De qui "Les misérables" sont-ils les victimes, sinon d'un capitalisme ne voyant que le profit, sans contre-partie sociale ?
- Cette contre-partie a été érigée essentiellement par le rapport de force grâce au Front Populaire, au Conseil National de la Résistance et aux syndicats. Des contre-pouvoirs au capitalisme, donc, contre celui-ci et non grâce à lui.
- Si les flux migratoires vont dans un seul sens ce n'est pas du tout parce que les pauvres voient dans nos pays un el-dorado, c'est parce que la politique que l'occident mène à l'échelle mondiale les a totalement étouffé. C'est la misère qui les pousse à venir chercher chez nous des miettes pour les envoyer chez eux. Généralement il n'aiment pas notre façon de vivre, surtout lorsqu'ils en ont fait l'expérience, et ils préfèreraient rester chez eux s'ils avaient assez à manger, ce qui était le cas avant notre arrivée. Personne ne voit dans l'Europe un modèle, tout le monde, dans les pays du sud, sait que nous accumulons chez nous les richesses du monde entier, c'est la seule raison qui pousse ces nouveaux misérables à migrer ici.
- L'échec d'un système signifie qu'il ne parvient pas à atteindre ses propres objectifs et que l'on voit bien qu'il n'y parviendra jamais. C'est le cas du capitalisme. Le décompte des morts est une autre affaire. Or le capitalisme s'accommode parfaitement des dictatures (Allemagne nazie, Argentine sous la dictature militaire, Chine aujourd'hui).
- Enfin, face à la croyance dans le "progrès" il faut opposer la déshumanisation de nos villes, la destruction de la planète (rien de moins!) : sixième grande extinction des espèces en cours, réchauffement, pollution de la planète entière par les produits chimiques (on en retrouve partout)...
- Nous vivons, certes, avec plus de confort (au détriment du reste du monde), mais est-il bien certain que nous vivons mieux ? Sommes nous plus heureux ? Que signifie vivre mieux ? Qu'est-ce que le progrès ? Dans le "progrès", qu'est-ce qui progresse ?