Nous avons tous été, un jour ou l'autre, des pasticheurs de Lovecraft. Apprentis-sorciers de l'écriture, fascinés par le genre de la nouvelle cosmico-horrifique dont il est si facile de se glisser dans les plis bien repérables, ou lecteurs compulsifs se délectant de leur terreur, laissant encore leur imagination parcourir des espaces inconnus bien après que leurs doigts fébriles aient tourné la dernière page, pour nous l'aventure ne cesse ni avec le livre, ni même avec l'ensemble des nouvelles de Lovecraft : inépuisable, elle se poursuit dans les distances infinitésimales des peurs et des excitations qui rebondissent dans notre cerveau. Nous sommes les jumeaux de ceux qui recueillent dans les écrits du docteur Watson toutes les allusions à des affaires parallèles mais jamais écrites, indices accrocheurs menant à des histoires absentes. Conan Doyle n'avait qu'une seule envie, envoyer Sherlock Holmes faire un nouveau plongeon dans ces chutes de Reichenbach dont il aurait souhaité qu'il ne resurgisse jamais en provenance du Tibet, si le public avide ne l'y avait pas obligé. Là encore, nous calculons, nous élaborons dans notre rêverie naïve, gloire secrète du lecteur tout-puissant, capable de resusciter pour quelques heures l'infâme professeur Moriarty ou les cosmogonies hallucinantes des Grands Anciens. Et cela, la misogynie de Holmes, la xénophobie prégnante de Lovecraft, ne nous en empêcheront jamais.
Si écrire une nouvelle aventure de détective anglais requiert un certain doigté tout victorien, rien de plus terriblement aisé que d'écrire un pastiche de Lovecraft. Le paradoxe qui fait de celui-ci une espèce de lecture clandestine, c'est que son phrasé impayable, ampoulé, luxuriant, contorsionné, coruscant, qui serait largement suffisant à susciter des haussements d'épaules dans les bibliothèques de bon goût, est la substance même de ce qui déclenche en nous cet attrait et cette passion qui nous happe dès le début de n'importe laquelle de ses histoires. Ses clichés, ses phrases presque toutes faites qu'on pourrait achever à sa place, son vocabulaire byzantin, ses techniques de description reconnaissables entre mille et pas vraiment diversifiées, tout cela n'appartient qu'à lui, et voilà notre paradoxe : Lovecraft s'est creusé, dans son évident modèle qui est Edgar Allan Poe, un style personnel qui, par sa paresse et ses techniques cousues de fil blanc, est pourtant un défi à la notion même de style.
Misanthrope, xénophobe, antisémite, raciste (pour un exemple flagrant de ce dernier trait, voyez la description qui est faite d'un Africain dans la nouvelle Herbert West, réanimateur), Lovecraft est personnellement indéfendable. Derrière l'immense et fascinant délire que constitue toute son œuvre, il n'est pas difficile de saisir que cette peur de l'autre et cette obsession de la décadence de l'humanité ont servi de puissant moteur à son écriture. Après que cette flamme noire se fut éteinte en 1937, toute la suite des collaborateurs, les continuateurs, les épigones, ne pouvaient fatalement apparaître que comme des rabâcheurs, des recycleurs emprunts de raideur, se glissant dans des habits trop démesurés. On peut, concrètement, pasticher Lovecraft, mais on sait bien que ce ne sera jamais la même chose, qu'on sera loin d'avoir le même feu explorant les abîmes à nos côtés. August Derleth, un des collaborateurs de Lovecraft, qui a écrit plus d'une vingtaine de nouvelles à partir d'idées non concrétisées du maître, n'est pas à même de nous consoler de ces faux-départs rabotés a posteriori : le lire, ce n'est que contempler avec une grimace de reconnaissance un reflet déformé et pâlot dans un insuffisant miroir.
La description de ses créatures horrifiques est l'une des grandes marques de fabrique de Lovecraft : soit elles sont si allusives que notre imagination fait presque à sa place le travail que devrait effectuer le texte, soit elles sont d'une précision quasi-entomologique qui par son déluge d'informations périphériques parvient à totalement brouiller notre reconstruction mentale de la bête ; et le plus souvent, la description même est indéfiniment retardée jusqu'à n'être plus dans l'éclair ultime de la perception horrifiée que quelques mots à la fois insatisfaisants et efficaces. Ce qui est une recette ne doit pas être dénigré comme une facilité, car l'univers lovecraftien ne peut pas s'accommoder d'une description unanimement objective : pour que cette nouvelle perception de l'univers qu'expérimentent tous ces personnages maudits soit valide, il est impérativement nécessaire de le tenir le plus longtemps à distance, de ne déchirer le voile que dans le dernier instant qui couronne la tension. Ce qu'a réussi Lovecraft, c'est faire apparaître dans notre monde l'inommable, l'indescriptible, ce qui défie les lois connues de l'espace et du temps en se moquant des significations fermées. C'est pourquoi l'abomination de Dunwich nous restera aussi invisible qu'aux hommes qui la combattent. Un film de Jacques Tourneur, La Féline (1942), exploite de manière réussie la même idée : le fauve mystérieux qui menace la jeune femme n'y est jamais explicitement montré, mais toujours suggéré, laissé en marge de l'image comme une ombre miroitante sur un mur de piscine.
Le grand apport délirant de Lovecraft à la littérature fantastique, c'est la prescience d'une cosmogonie surpuissante ravalant toutes les croyances positivistes dont l'humanité ignorante croit pouvoir se repaître. A rebours des monstres victoriens, l'horreur lovecraftienne ne se limite pas à une seule typologie, vampirique ou lycanthropique : chaque rencontre entre un homme et une créature vient se replacer dans un cadre plus vaste, celui des pouvoirs latents et éternels de divinités chtoniennes (Cthulhu, Yog-Sototh, Nyarlatothep) associées aux éléments primordiaux (l'eau, l'air), et qui dans le long récit cosmogonique rapporté dans la nouvelle Les montagnes hallucinées, s'avèrent non seulement d'origine extraterrestre et créatrices de la vie sur terre (comme dans, étrangement, la série X-Files), mais également elles-mêmes subordonnées à des puissances encore plus immensément supérieures dont il serait impossible à l'esprit humain de saisir la forme sans sombrer dans la folie. L'univers lovecraftien est un empiètement insensé sur notre réalité confortable, nous retirant le tapis positiviste et matérialiste de sous les pieds pour nous livrer désemparés à la noirceur des abysses de l'espace infini - d'où notre inépuisable fascination. L'homme n'est plus le centre du monde cognitif, mais un jouet risible, dont les existences négligeables sont prisonnières des rites et des affrontements célestes. La volonté de ces puissances reste indéchiffrable : comme dans 2001 Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick (1968), où le monolithe noir semble présider au devenir de l'espèce humaine jusqu'à la possibilité finale de son éternel retour nietzschéen, elle préexiste à toute notion de temps humain, et se fond dans la géographie des hommes, indifférente, toute à la seule exaltation de ses forces cosmiques. C'est la même force maléfique, liée aux légendes indiennes millénaires, qui réside dans les bois de la série Twin Peaks, et qui lance des esprits se nourrissant de peur et de tristesse (Bob, Mike) sur la petite ville des cherry pies et des good hot black coffees. Et tout comme les Grands Anciens doivent céder devant des forces encore plus puissantes et abandonner leurs cités fabuleuses de l'Antarctique, les occupants de la Red Room de David Lynch se trouvent, malgré toute leur malévolence, eux aussi soumis à une règle supérieure, liés par des contrats et des rituels, comme celui du "garmonbozia".
Pour que le fantastique soit le plus efficient, il faut qu'il prenne racine dans la réalité si possible la plus triviale. Les histoires de Lovecraft (souvent des récits à la première personne) débutent le plus souvent de la manière la plus banale et la plus formelle, du genre "je faisais un séjour à Boston lorsque j'appris la mort de mon oncle" : l'héritage d'une vieille demeure, la découverte d'un document ancien, l'exploration d'une zone désertique, tout d'abord rapportés avec la fausse innocence de l'événement sans importance, posent pour le lecteur les bases d'un univers familier, immédiatement assimilable, dont il peut aussitôt prendre possession, mais qui au fil des lignes ira de plus en plus en se fissurant jusqu'à ce que la folie, l'horreur, l'épouvante métaphysique, occupent tout l'espace. Cette condition d'une base réaliste est essentielle ; elle explique, je crois, qu'un long récit comme La Quête onirique de Kadath l'inconnue, malgré tout son déploiement luxueux de géographies imaginaires au caractère trés fantasy, ne marche pas en tant que récit lovecraftien : notre monde concret en est trop éloigné pour qu'on puisse lui accorder notre confiance provisoire.
Parmi tous les hommages, parfois humoristiques (le monstre tentaculaire à la politesse trés édouardienne d'Arthur C. Clarke), que Lovecraft a pu recevoir à titre posthume, le plus curieux, et certainement pas le plus attendu, est celui de Jorge Luis Borges. There are more things, nouvelle parue (avec un titre directement en anglais) dans Le Livre de sable (1975), reprend, avec une espèce de distance hautaine trés sensible, tous les éléments d'une courte intrigue lovecraftienne, transférant cependant l'action en Argentine, sans qu'on sente pour autant un changement par rapport à la Nouvelle-Angleterre. Le narrateur de ce conte, apprenant aux Etats-Unis le décès de son oncle, retourne à Buenos Aires et découvre que la maison de celui-ci a été rachetée par un mystérieux étranger et transformée de manière abominable afin d'accueillir un hôte invisible. Même si la nouvelle s'achève sur un cliffhanger qui constitue sans doute un unicum dans l'oeuvre de Borges, il est passionnant de voir ici comment le schéma habituel de la reprise lovecraftienne s'inverse. D'habitude, le suiveur s'accapare la cadence du maître, tente de la calquer au plus près, et la recrache avec le plus de virtuosité possible. Dans There are more things, le phrasé du narrateur, son vocabulaire, portent au contraire toutes les marques de la voix borgésienne si reconnaissable, son rythme reserré, légèrement morne, son choix de mots extrêmement économe, n'enchaînant que des effets de sens trés locaux, enfin sa manière de mettre une distance entre l'événement et sa relation (alors que les narrateurs lovecraftiens sont en général des illuminés morbides, obsédés par leur sujet). Borges, dans une postface, dit voir en Lovecraft "un pasticheur involontaire d'Egar Allan Poe" : c'est sévère, mais trés bien vu. On sait, grâce au témoignage d'Alberto Manguel, que Borges se fit à plusieurs reprises commencer et recommencer la lecture des nouvelles de Lovecraft, sans jamais parvenir à se décider entre une évidente fascination et une lucide désapprobation. There are more things réussit le petit exploit méconnu de retourner l'habituelle attraction lovecraftienne comme une chaussette, et de transformer celle-ci en une annexe presque anecdotique de l'univers borgésien.
Mais l'enfant noir le plus étrange, dérangeant jusqu'au malaise, de ces mythes fertiles, c'est Dagon de Fred Chappell (1968), roman où les références cosmogoniques ne sont plus que marginales, jetées au détour d'un paragraphe presque de manière insouciante, comme un sous-texte devenu inutile, et où toute l'action devient subordonnée à ce qui n'était qu'une technique parmi d'autres chez Lovecraft, le grand royaume des perceptions et des sensations. Peter Leland y est un pasteur en déroute spirituelle, venu en Caroline du Nord s'installer dans la maison de ses ancêtres avec sa femme Sheila, dans l'espoir de parvenir à écrire son magnum opus, un livre traitant des "vestiges de forces païennes dans le puritanisme américain". Grande surprise, on croirait voir le "Nachleben" d'Aby Warburg revu à la sauce lovecraftienne faire brusquement irruption dans un paysage à la Faulkner. Ce paganisme que Warburg discernait partout dans l'Italie chrétienne de la Renaissance, voici que revu et corrigé aux Etats-Unis il se métamorphose en survivance chtulhienne dissimulée dans l'éventail religieux de l'Amérique. Dans la maison, Peter Leland découvre des lettres étranges, portant des phrases qui sont de véritables copiés-collés d'invocations démoniaques de chez Lovecraft. Mais ce qui imprègne dès les premières phrases le lecteur du Dagon de Chappell, c'est l'importance accordée aux odeurs, aux sensations, toutes consignées dans le registre du glauque, de l'étouffant, du morbide, un agglomérat de poussière, de sueur, d'alcool et de sperme exhalant en permanence une forte odeur de poisson : Dagon, le dieu-poisson de l'Orient, plane sur ce récit de l'autodestruction consentante d'un homme, à décrypter comme une contre-initiation où tous les rituels, du meurtre à la perversion jusqu'à la profanation du corps, sont subis, comme imposés par l'environnement sordide sur une âme tourmentée et quasi prédestinée à disparaître de manière aussi infâmante. Tout comme Peter Leland, le lecteur est dépassé, submergé par tout ce qu'on lui fait percevoir, se perdant dans l'onanisme, l'impuissance, le nihilisme, pour finir dans la dissolution totale de la conscience dans les lois inconnues d'un autre univers insoupçonné et inhumain. La scène centrale du grenier, que le lecteur sera peut-être mieux à même d'interpréter que son protagoniste masochiste, semble par certains aspects préfigurer avec quarante ans d'avance certains textes de Brian Evenson. Dagon est un livre poisseux, étouffant, voire écœurant, où la trace de Lovecraft s'efface progressivement pour ne plus être qu'un spectre lointain, seulement reconnaissable de biais - et c'est sans doute, hors de sentiers trop foulés, la meilleure façon de poursuivre le rêve jusque dans notre époque, celle qui ne croit plus que si peu à la puissance du rêve.
Photo : The Thing (1982), un film de John Carpenter avec Kurt Russell