Il n'a besoin que de quatre joueurs de dominos pour représenter un Mexico subversif, immuable et, dans une certaine mesure, insensible aux changements de régimes et à la succession des « révolutions » réussies ou avortées (tout se passe en 1922) : un ouvrier (syndicaliste anarchiste), un poète (qui a combattu aux côtés de Pancho Villa), un journaliste (spécialisé dans les faits divers sanglants – « la poésie du XXème siècle »), et un avocat (défenseur des prostitués). Le problème est que plus la couverture sociologique est large, plus grande est la chance que tombe dessus la merde produite en abondance par les régimes susmentionnés, les partis corrompus ou autres groupuscules militaires musclés.
Il est plutôt compliqué (ce jeu est un art) de placer bout à bout les multiples événements que subissent les personnages qui, en experts, vont s'efforcer de les réunir pour leur donner un sens : le meurtre d'un joueur de trombone dont est témoin le poète, le suicide (à moins que ce soit un meurtre, forcément) d'un colonel, qui saute par la fenêtre de l'immeuble situé en face de celui où travaille le journaliste, un guet-apens d'assassins de joueurs de dominos… et quel rôle a réservé la Providence à la jeune Chinoise que recueille le syndicaliste ? Et quid de la mystérieuse et séduisante veuve ? Surtout qu'à ce squelette d'intrigue éclaté s'ajoute la chair de l'existence de chaque personnage : un magma de rencontres plus ou moins fortuites, le travail quotidien de chacun, leurs souvenirs, bref leur vie dans la ville et le pays. Comment jouer sereinement dans ces conditions ?
« Ils ont de plus en plus de mal à se concentrer sur les dominos, comme si les nouveaux développements de l'histoire assiégeaient leur table de marbre. Les dominos sont propices au bavardage vague et sans logique. On parle mais on ne dit rien. Il y a une règle de silence à ne pas violer : on joue avec les mots mais on ne permet pas que les mots prennent le dessus. Une partie de dominos sur laquelle planent trois assassinats, le sauvetage d'une jeune fille, le récit d'un coït bizarre et le bruit de la pluie dans la rue Madero ne peut pas être réussie. »
L'humour et l'aspect (relativement) traditionnel de l'intrigue policière (puisqu'il s'agit de réunir les pièces d'un puzzle) sont des tentatives pour sublimer une réalité explosive et ténébreuse, au sein de laquelle les personnages ne peuvent être que des ombres, à la poursuite d'autres ombres.
Chez Rivages / Noir
Merci à Thomas de m'avoir fait connaître cet auteur, avec son article sur Cosa Facil.