Louis-François Delisse, poète couleurs de l'homme, par François-Xavier Farine

Par Florence Trocmé

L’œil goguenard, le chapeau vissé sur la tête, le rire aux lèvres et la langue volubile, on dirait un Blaise Cendrars revenu des mers du Sud… Samedi 20 juin 2009, au Marché de la Poésie de Paris, Place Saint-Sulpice, me voici face au poète Louis-François Delisse et l’enthousiasme de ses 78 ans :
- Bonjour Louis-François Delisse… je possède l’un de vos premiers livres, Noctes pour la dent d’or, publié par René Debresse [1] en 1952 et je suis nordiste - comme vous…
Heureux de croiser un compatriote sur le stand des Éditions des Vanneaux, Louis-François Delisse évoque son Roubaix natal, la Pévèle qu’il connaît comme sa poche, et qu’il sillonna, adolescent, - à vélo - en compagnie de son cousin le peintre Jacky Dodin - périples entrecoupés de nombreuses virées dans la Capitale ; il me parle aussi de Guy Lévis Mano, son merveilleuxéditeur-typographe, et d’un autre Roubaisien, comme lui, Albert Derasse [2], qui fut l’un des tous premiers à croire en sa poésie ; à lui faire découvrir les poètes d’Orient et ceux (espagnols) du Cante Jondo (Rafael Alberti, Federico Garcia Lorca et Juan Ramón Jiménez).
Dès 1954, écoutant le conseil d’Albert Béguin (qui édita en Suisse, pendant la Seconde Guerre mondiale, les poètes français résistants dans la collection Les Cahiers du Rhône-La Baconnière, et auteur du livre L’Âme romantique et le rêve (NRF), qui fut capital pour Delisse), Louis-François Delisse part pour l’Afrique Noire et y restera pendant plus de vingt ans.
Pour Henri Michaux, l’Ailleurs s’appelait Ecuador (l’Équateur). Pour Louis-François Delisse, c’est donc le Niger où, de 1954 à 1975, il alphabétise les enfants en français et dans leur langue et où sa poésie, surtout, prend corps avant d’exploser dans une efflorescence qui tient à la fois « du dépouillement et de la fulgurance », comme l’a décrit Laurent Albarracin dans l’excellent essai qu’il vient de lui consacrer aux éditions des Vanneaux, dans la collection Présence de la Poésie n°7, un volume de 170 pages avec un cahier photos et un important choix de textes de Delisse dont des inédits du Logis des Gémeaux (1945-1954, 1980-2007).
Son « exil » à Niamey, brûlé de soleil, lui dicte en effet ce livre incandescent et passionné, Soleil total, paru en 1960 chez Guy Lévis Mano (alias GLM) et salué, dès sa sortie, par bon nombre de poètes et non des moindres : René Char, Henri Michaux, Raymond Queneau.
sur sa tête
tourterelles et les
citrons de l’eau
elle danse
elle a le soleil de l’eau
sur la tête
(Extrait de Soleil total, GLM, 1960.)
Quelques temps après, l’un des ses nombreux recueils africains, Les Lépreux souriants[3], retient aussi l’attention de Raymond Queneau, puis restera, hélas, à quai chez Nadeau, sous une pile de livres. À l’époque, on n’ose le publier, sous prétexte d’érotisme vénéneux, qui roule pourtant sous le poids sensuel et sacré de la langue et d’anticolonialisme ; lorsqu’il faudrait y voir plutôt, je pense, une célébration de la Beauté noire (corps davantage fantasmés voire idéalisés par le poète) à l’instar du tableau de Gauguin, Et l’or de leurs corps, ou du sculpteur Sénégalais, Ousmane Sow, lorsque, aujourd’hui, il réalise ses petites sculptures Nouba ou celles de la tribu des Peuls.
Dans cette immense contrée « caniculaire et instructive », où les paysages et les populations le fascinent, Louis-François Delisse compose la majeure partie de son œuvre dont la plupart des titres seront publiés trente à cinquante ans plus tard, sauf Le Vœu de la rose (GLM, 1961). Il étudie, se passionne aussi beaucoup pour les façades des demeures des haoussas et recopiera à partir des volumes du Père de Foucauld conservés à la Bibliothèque de l’IFAN, à Niamey, les poèmes des Touaregs… publiés par le Corridor bleu, en 2000 et 2007, sous le titre Choix de poésies amoureuses des Touaregs. Et Louis-François Delisse précise, à cette occasion, et dans la préface de cet ouvrage : « L’ermite recueillait entre 1905 et 1917 plus de 20 000 vers mémorisés par ses informateurs, lui qui avait d’abord pris les Touaregs « pour les plus incultes des humains ». On ne pourra qu’être reconnaissant à cet immense devoir de mémoire accompli par l’ermite du Hoggar auquel j’ai voulu donner suite. ».
Il se rend également au Burkina-Faso, au Nigeria, en Côte d’Ivoire, au Togo et au Dahomey (actuel Bénin), pays qu’il évoque, par bribes,dans sesphotographiquesNotes d’hôtel [4].
Mais, en 1975, cette « vie rêvée » cesse… pour le poète. Louis-François Delisse qui soutient le Parti de la Révolution Africaine (PRA) est débarqué (malgré lui !) par la dictature militaire et contraint de revenir en France, avec sa famille africaine. « Un colonel activiste de l’OAS avait dès 1960 projeté de faire fusiller les fondateurs de ce parti… dont moi. » me précisera-t-il.
Jusqu’en 2002, excepté le recueil d’inspiration symboliste, Noctes pour la dent d’or, datant de 1952, le destin de Louis-François Delisse m’était totalement inconnu. Et pour cause : il connut un silence éditorial de plus de vingt ans quasiment, avant d’être redécouvert, dans les années 90, grâce à la ténacité de quelques-uns comme Guy Ferdinande (au Nord), les éditions Myrrdin en Corrèze, la Morale merveilleuse à Martel, l’Atelier de l’agneau à Saint-Quentin-de-Caplong et de revues plus confidentielles… Cependant, depuis lors, à force de recherches, j’ai retrouvé la trace du poète dans plusieurs publications régionales qui recensaient les principaux poètes du Nord (injustement oubliés des anthologies parisiennes qui paraissent encore aujourd’hui !) : L’anthologie Je parle d’un pays de vent (1984) ; l’anthologie de L’Estracelle (1994) et Une Coupe au Nord chez Ecbolade (1998)…

Quand on se familiarise avec l’œuvre de Louis-François Delisse, que l’on place de nos joursdans la mouvance surréaliste, car ce sont les héritiers du Surréalisme qui ont recueilli la légende de Delisse et publié ses textes ?, on demeure frappé par la force poétique des images, alliage de sensualité foudroyante et de finesse. Comme chez Paul Éluard, elles nous surprennent mais gardent néanmoins toujours un pouvoir de communication. Est-ce en souvenir du recueil, Poésie ininterrompue, dont le poète dit « ne jamais se départir » ? Parfois, on serait tenté de lui reconnaître une parenté avec le poète Saint-John Perse, ivre d’images ; comme quand ce dernier chante en impressions exaltées, dans les poèmes du recueil Éloges (1911), l’émerveillement de son enfance tropicale et paradisiaque en Guadeloupe, Louis-François Delisse peut écrire :

Qui a dit que je ne reverrais plus
jamais l’os d’or du soleil
rouler dans nos têtes (…)
le chat soyeux du soir pose
ses trois pattes sur l’œil de l’horizon (…)
Emporte-moi par la caresse
jusqu’à l’oreille du dattier.
Là je compterai tous tes os
là j’enlèverai ma tête
et m’emplirai le cou
de tout ton corps.
Là tremble la joue du soleil
où goutte à goutte gouttent
quatre colombes.
(Extrait de Passe de l’os jaune, 1972.)
mais c’est plutôt de Malcolm de Chazal qu’il se sent le plus proche.
Ce que l’on sait moins, c’est que Louis-François Delisse fréquenta aussi beaucoup les peintres du groupe de Roubaix et un peu moins, sauf Parsy retrouvé à Paris, les « joyeux drilles » de l’Atelier de La Monnaie [5] de Lille. Il fourmille d’anecdotes sur la plupart d’entre eux comme Jacques Dodin (son cousin), Eugène Dodeigne, Arthur Van Hecke, Jean Roulland, Jean Parsy et Charles Gadenne. Enfin, sait-on qu’avec le peintre Ben Bella il faillit créer à Roubaix, dans les années 80, un centre culturel berbère ? Mais un veto d’Alger vint empêcher ce beau projet…
Après avoir définitivement quitté le Nord en 1985, Louis-François Delisse vit aujourd’hui dans le 13e arrondissement de Paris. Le matin, « couché à la romaine » comme il en plaisante lui-même, il répond à son courrier annotant ses enveloppes, pleines d’une savoureuse correspondance, d’extraits de poèmes ou de coplas [6] choisis qu’il compose à loisir pour ses amis :
Tu as été geai
jaillissant du bois
Dans ta prochaine vie
dieu poussera
sans ailes.
(Louis-François Delisse - inédit, 14-07-2009.)
L’après-midi, dans le parc Baudricourt, rue Simone Weil, en contrebas de chez lui, il converse avec de vieilles personnes qui, comme lui, ont beaucoup vécu, contemple de beaux enfants métis de toutes les races et les oiseaux qui orchestrent son chant unique et profond de « pénitent d’amour ».
J’ai d’autres pieds oui
un pied violon l’archet est ta caresse
sur mes cinq os
j’ai d’autres yeux oui
qui marchent par un autre temps
pour un autre soleil
une lune qui entre dans ma chambre
et me joue du pipeau
j’ai d’autres autres oui
ils disent non à ce monde ils vident
ses hôpitaux ses autobus
ici est ailleurs nous sommes autres.
(Extrait de Les Enfants de Jocaste, Le grand Nord !, 1994.)
En quelque sorte, il est resté fidèle à la « rose » de la poésie qu’il convoquait à Roubaix, Lille et Mouscron, dans les cafés nocturnes de sa jeunesse éperdue au bras de Jacky Dodin, son Gémeau, et d’Albert Derasse, son mentor, qui l’enverra, plus tard en Andalousie, retrouver la terre des poètes dont il se sent encore si proche, et dont l’un disait à juste titre que la poésie est « chanson d’étoiles vives sur un jour perpétuel » [7].
Je pense que le bon et intarissable Louis-François Delisse ne le contredirapas.

Contribution de François-Xavier Farine
Légendes des photos (tous droits réservés), de bas en haut : 
•Louis-François Delisse à Roubaix, en octobre 1954, fêté par ses amis, avant son départ pour le Niger.
Derrière lui, son frère Xavier, à côté d’Albert Derasse et du peintre Jacques Dodin tout à droite, et de deux réfugiés espagnols à gauche, el Seňor Pérez, maire de Teruel, [dont parle André Malraux dans son livre L’Espoir (1937)] et Antonío, un combattant anarchiste, le Commandeur des chiens peint plus tard par Dodin.
•Couverture du livre de Laurent Albarracin, Louis-François Delisse, paru aux éditions des Vanneaux


1. Il fut notamment l’éditeur des Cahiers de l’École de Rochefort (Cadou, Bouhier, Bérimont, Rousselot, Manoll, etc.).
2. Décédé cet été (en août 2009) à Málaga où il s’était retiré (1928-2009).
3. Publié en 2009 aux éditions Apogée.
4. Parues depuis aux éditions Apogée en 2007.
5. Cf. le livre Les peintres du Nord : le feu sacré pat Bruno et Rémi Vouters, La Voix du Nord Éditions, collection « les patrimoines », 2006.
6. Dans la littérature espagnole, il s’agit de courts poèmes lyriques, élégiaques ou amoureux. La Copla est aussi un chant populaire court, base du Cante en Andalousie. Elle tient du haïku et du quatrain persan.
7. Poème extrait de Federico Garcia Lorca par Louis Parrot, Poète d’aujourd’hui n°7, Seghers, 1954.