Le Ponente est installé, durable
et fort. Il serait préférable d’attendre la renverse pour rejoindre Tanger mais
après une étude studieuse des charts, j’imagine encore qu’en partant au bon
moment, en louvoyant aux bons endroits du détroit et aux bonnes heures, le
passage reste jouable malgré ces conditions. Finalement, non. Les veines
favorables vers l’ouest sont inexistantes. A leur place, et sur toute la
largeur du détroit, un courant traversier de 3 nœuds au moins nous rejette en
Med, chaque tentative pour changer d’amure se traduit par un misérable retour
sur nos pas… Pas la peine de finasser. Atterrissage à Ceuta, l’enclave
espagnole de la côte marocaine, juste en face de Gib. Pas de renverse prévue
avant plusieurs jours mais le Ponente commence à faiblir et les flux marins complexes
de la zone devraient retrouver une certaine prédictibilité.
Nous retentons le passage deux
jours après. Mon petit planning établi et suivi scrupuleusement heure par heure,
en fonction du marnage et de ses effets si différents à deux endroits donnés, a
l’air de fonctionner cette fois. Rase cailloux au sud pendant quelques heures,
long bord NW ensuite jusqu’à Tarifa, rester au centre après puis piquer sur
Tanger au dernier moment. Contre 4 nœuds de courant juste avant la baie, Tanger,
alors pourtant si proche, prend l’allure d’un mirage que l’on n’atteint jamais.
Au-delà de satisfactions purement
voileuses, si vous pensez qu’une journée de voile peut être monotone, venez
tester l’animation du détroit : Patrouilles des marines marocaines et
espagnoles, survol incessant d’helicos en radada, trafic commercial intense dans
les rails nord et sud à bien négocier à chaque passage; formation de jets en voltige au dessus du
rocher; orques; sauveteurs en mer remontant un cadavre hors de l’eau alors que
nous passons à 20m de leur embarcation (Naufrage de clandestins, huit morts et
50 disparus d’après les infos du lendemain).
L’arrivée méritée à Tanger est unique:
Le Royal Yacht club de Tanger, au pied de la Medina, ne compte qu’un seul petit
ponton prévu pour les voiliers. Pas de place, bien sûr. Dans un haussement
d’épaules, un gars du port nous suggère l’autre rive, le port de pêche où s’enchevêtrent
déjà 10 rangées de chalutiers en tous sens depuis le quai. Nous y rajoutons une
onzième couche, avant que deux autres voiliers n’augmentent le compte. Dans ce
curieux contexte, échanges de bon procédés, discussions et apéros s’enchainent
immédiatement avec des voisins éphémères que nous recroiserons ailleurs
probablement, maintenant que nous sommes engagés sur le rail de la transhumance
saisonnière vers les alizés.
Se rendre ensuite à quai est une
expédition, surtout avec enfants et poussette. Dix minutes au moins pour
enjamber les francs bords, passer à travers les filets en tas dans lequels Ewen
s’enferre plusieurs fois. Les pêcheurs nous observent goguenards et nous aident
souvent. Tanger enfin, me plait instinctivement. L’ambiance bien particulière des
derniers jours de ramadan alterne sans transition les calmes en journée avant l’effervescence
festive de la nuit.
Je traîne dans les dédales de la
Medina et de la Kasba, pense aux illustres fantômes nostalgiques qui y passent peut-être
parfois, au cadavre du détroit et surtout à celui qui vient inopinément de sortir du
placard. Affreuse salissure sur le tableau. ça ne se nettoie pas mais on me dit
que ça finit par sécher. Après, il serait possible de repeindre dessus. En
attendant, on me suggère de reculer un poil pour m’imprégner à nouveau de la
perspective globale. En suivant la recette, la nausée devrait pouvoir sensiblement
diminuer et peut-être durer moins longtemps. Encore de naives illusions à mettre au bac. Dommage ....L’indolence interlope de Tanger est
propice à l’épreuve. Pas remarquable pour ses monuments ou musés, ni pour ses
possibilités de shopping, non plus comme pôle économique et totalement isolée
politiquement depuis toujours, Tanger se suffit à elle-même. Elle envoute
chaque jour un peu plus. J’aime ça. Je vous épargne donc le topo touristique.
Christophe et Marie-Laure vivent ici depuis 4 ans.
Ils nous accueillent comme si nous étions amis de longue date. Leurs trois
garçons et nos deux affreux se trouvent vite, les parents, itou. Déjeuner tranquille
sur la terrasse ventée de leur maison, visu Tarifa et les toits de la Medina, à
mieux appréhender Tanger grâce à leur vécu, grande chasse à la glace pour les 5
petits affamés dans l’après-midi et, enfin, dîner le lendemain soir durant
lequel il est évident que nous aurions bien plus à partager que ces deux
courtes journées passées avec eux. Plus tard peut-être, ailleurs. Inch Allah.