Une nouvelle maladie ?
A partir du XIXe siècle, les diagnostics de sclérose en plaques se multiplient et, dans certaines régions, la fréquence de la maladie est telle
qu'on parle même d'épidémie. Ce qui conduit certains auteurs, comme Andrée Yanacopoulou, au Canada (« Découverte de la sclérose en plaques. La raison nosographique », les Presses de
l'université de Montréal, 1997), ou A. Compson, en Angleterre (« The Story of Multiple Sclerosis », London, Churchill Livingstone, 1998), à s'interroger : s'agit-il d'une
nouvelle maladie apparue au XIXe siècle ou d'une plus ancienne qui serait mieux identifiée ?
Dans un récent ouvrage, « Multiple Sclerosis : the History of a Disease » (New York, Demos, 2005), T. Jock Murray reprend l'histoire de la SEP, afin de montrer comment les
progrès du diagnostic et de la prise en charge de la maladie sont étroitement liés au développement de la science médicale. Les progrès de l'anatomie autorisés par l'ouverture des cadavres, la
découverte du microscope, l'avènement de la théorie cellulaire se révèlent décisifs.
Selon T. Jock Murray, le premier cas clairement identifiable de sclérose en plaques est celui d'Auguste d'Este (1794-1848). Petit-fils illégitime de
George III d'Angleterre et neveu de la reine Victoria, il a soigneusement consigné les différents troubles qui n'ont cessé de l'affecter dans son journal commencé en 1822. Il y note en
1827 : « A Florence, j'ai commencé à avoir la vue trouble. Aux environs du 6 novembre, la maladie s'est aggravée à tel point que je
voyais tous les objets en double. Chaque œil avait sa propre vision. » Il recouvre une vue normale lorsque apparaissent de nouveaux symptômes. « Chaque jour, je sens que mes forces m'abandonnent progressivement (par infimes degrés) : je l'ai clairement perçu lorsque, chaque jour, je montais et
descendais les escaliers (...) Vers le 4 décembre, les forces de mes jambes m'ont quitté et par deux fois je me suis retrouvé par terre », explique-t-il. Tous les traitements de l'époque sont essayés, de la saignée au vomitif, en passant par le bain de mer. Lorsqu'il se plaint d'impuissance sexuelle, on lui introduit des bougies et un cathéter métallique dans l'urètre, où l'on tente un
traitement par courant électrique. « Les détails du journal sont suffisamment clairs pour permettre de faire le diagnostic de
SEP », affirme T. Jock Murray.
Le journal intime d'Auguste Frédéric d'Este (1794-1848), un cousin de la reine d'Angleterre Victoria, relate lui aussi les caractéristiques de la SEP. A l'age de 28 ans, il eut pour la première fois des troubles de la vue. Elles régressèrent cependant complètement. Cinq ans plus tard, il développa une paralysie
transitoire mais récurrente des membres inférieurs. Dans les années qui suivirent apparurent des douleurs urinaires ainsi qu'une incontinence pour les selles et des troubles sexuels. A 40 ans, des
troubles de la sensibilité au niveau de l'abdomen et des membres inférieurs s'aggravèrent. Les douleurs s'accentuèrent. Apparurent des vertiges et il dut se déplacer en fauteuil
roulant.
Le manuscrit d'Auguste d'Este (1794-1848), petit-fils illégitime de George III
d'Angleterre et neveu de la Reine Victoria, nous est parvenu de façon étonnante. Il se trouvait dans un lot de livres et de papiers rassemblés en Angleterre pendant la guerre pour être recyclés. Il
fut sauvé par un neurologue qui, en le parcourant, constata qu'il s'agissait d'un document historique de la plus grande importance sur le plan médical.
Il n'est pas sans intérêt de résumer ce journal écrit à partir de 1822 par unhomme qui jusque là avait mené une vie très active. De caractère difficile et instable, ayant été surprotégé par sa
mère, Auguste d'Este fit carrière dans l'armée où il obtint le grade de colonel. Il participa à diverses campagnes militaires notamment aux Etats-Unis, et se trouvait à la Nouvelle Orléans lors de
la défaite des troubles britanniques en 1815.
En décembre 1822, âgé de 28 ans, il décide d'aller rendre visite à un ami en
Ecosse. A son arrivée, il apprend son décès et en est très affecté. Lors de
l'enterrement, il ne peut s'empêcher de boiter. Dans les jours qui suivent il présente d'importants troubles de la vue, au point qu'il doit se faire lire le courrier par un secrétaire. Après
quelques semaines, il récupère totalement la vision, sans avoir suivi de traitement particulier.
Pendant les années 1825 et 1826, il signale à plusieurs reprises des taches
noires flottant devant les yeux. Etant donné la durée brève de ces troubles, les
médecins jugent que la vue n'est pas en danger. En octobre 1827, il constate qu'il voit double, chaque oeil, écrit-il, "regardant pour son propre compte". En même temps, il éprouve des difficultés
dans les escaliers et chute de plus en plus souvent, étant parfois incapable de se relever seul. Il constate une perte de la sensibilité du bas du dos qui l'inquiète beaucoup. Il ne récupère
pas totalement cette fois mais peut
cependant se rendre en Italie en 1828. Il signale alors que, malgré un besoin pressant, il est parfois incapable d'uriner. Les médecins attribuent
ces difficultés à "un rétrécissement des voies naturelles".
En 1829 les troubles de sensibilité s'étendent à la face postérieure des cuisses et des jambes et Auguste d'Este perd parfois les
selles. En 1830, il remarque qu'il est devenu impuissant.
Jusqu'en 1843 son état reste plutôt stationnaire, caractérisé,
écrit-il, par un
engourdissement du siège et des cuisses surtout lorsqu'il s'assied, ainsi que par une perte de force dans les jambes et des troubles d'équilibre qui
l'obligent à utiliser une canne.
En septembre 1843, en conduisant son phaéton, il éprouve brusquement des
vertiges et constate une perte de force quasi complète dans les jambes. Il réussit cependant à rentrer chez lui, mais on doit le sortir de la voiture et le porter dans sa chambre.
En quelques semaines il récupère partiellement et, en janvier 1844, il est capable de marcher à nouveau une heure environ.
En janvier 1845, il note que les mains donnent l'impression d'être restées trop
longtemps dans l'eau chaude. En janvier 1846, il se plaint de mouvements
involontaires dans les jambes, qu'il appelle spasmes, et de contractions très
douloureuses des muscles des jambes et des pieds, l'empêchant parfois de dormir.
Son journal se termine le 17 décembre 1846. Dans le dernier paragraphe, il fait
état de vertiges et du fait que le pied gauche tombe et dévie vers l'extérieur. Il se déclare très satisfait d'une prothèse qui lui est alors
prescrite.
On ignore pourquoi Auguste d'Este interrompit brusquement ce rapport
minutieux de ses infirmités ainsi que des nombreux traitements qui lui furent
appliqués. Mais dans diverses lettres ultérieures, on apprend que son état se dégrade rapidement. La raideur des jambes l'empêche de marcher et il utilise une chaise roulante ou se fait porter par
son domestique.
En 1847, il passe la plupart du temps au lit et souffre beaucoup de spasmes
musculaires douloureux. Il s'oblige encore à marcher quelques minutes, chaque jour, dans sa chambre et note scrupuleusement la réduction progressive de son temps de
marche.
En août 1848, quatre mois avant sa mort, l'écriture est devenue maladroite, les
lettres sont de grande taille, irrégulières, déformées et traduisent sans aucun doute un tremblement de la main.
Sir Auguste
Frederick d'Este meurt en décembre 1848 sans que les raisons
précises de sa mort ne nous soient connues. Il avait souffert pendant 26 ans d'une maladie mystérieuse à l'époque, diagnostiquée par les médecins en 1844 comme "paraplégie de forme passive dont la
transition de l'état fonctionnel à l'état organique ne peut encore être confirmée".
Cette "histoire clinique", comme nous disons dans le
jargon médical, permet de
poser rétrospectivement le diagnostic de SEP et l'on y retrouve presque toutes les caractéristiques de la maladie telles qu'elles se présentent encore de nos jours, notamment l'existence d'un
stress psychologique peu de temps avant l'apparition des premiers symptômes, l'évolution avec des périodes d'aggravation (poussées) suivies de rémission plus ou moins complète et la
soudaineté de certaines "poussées".