Je me souviens d’une discussion avec une amie artiste qui travaille, entre autres, sur des installations sonores. Elle me parlait de ce qu’elle appelait l’ « œuvre totale » sans vraiment la définir. Ce serait en quelque sorte une œuvre qui condenserait toutes les choses essentielles à l’humanité ainsi que les expériences sensorielles en une forme (visuelle, sonore ou autre), je regrette de ne pouvoir trouver un autre terme pour « forme ». Et, selon elle, il en existait quelques-unes dans le monde. Je comprenais bien que, pour elle, l’œuvre totale était plus qu’un objectif de carrière artistique, mais la lueur, si on peut voir cela comme une lueur, qui guidait toute sa vie créative. J’essayais de m’imaginer ce que pouvait être une œuvre totale en termes de sensations surtout, phénoménologue que je suis. L’œuvre totale est évidemment une expérience subjective. Elle ne se définit pas autrement que par celle-ci.
En lisant le roman (magnifique) La possibilité d’une île de Michel Houellebecq, j’ai constaté que le roman portait non seulement sur ce que j’ai envie d’appeler les « petits tabous » de nos sociétés occidentales (sectes, sexualité, clonage), mais qu’à travers ces pages à fustiger ou à faire l'éloge sur ceux-ci, l’auteur a écrit un roman sur un bien plus grand tabou : l’amour. Je ne résumerai pas le roman, mais j’ai simplement envie de m’attarder au travail d’un de ses personnages importants, un artiste : Vincent. Vincent crée des installations dans sa maison, des expériences sensorielles extraordinaires. Je me disais que la deuxième installation (et dernière) dont il est question dans le roman -qu'il appelle "amour" et dans laquelle il a planifié d'aller mourir avec sa femme- si elle existait, pourrait bien être une œuvre totale. Le récit de l’expérience de la première installation était déjà magnifique. Je n’ai pourtant aucune idée de ce à quoi les œuvres de Vincent ressemblent, les récits évoquent un complexe de sensations étranges. Le témoignage fait advenir l’œuvre dans son caractère purement indiciaire, un lieu dans lequel les contours ne sont jamais définis. Le passage décrivant l’expérience de la deuxième installation est d’autant plus fort qu’il paraît être un univers autonome au sein d’un roman qui passe au tamis les petites illusions quotidiennes, mais on voit combien il est lié au thème important de la création artificielle! Ce passage contamine alors tout le roman et trouve ses échos dans les poèmes du personnage principal Daniel, dans les discussions sur l’art contemporain ou sur l’art en général ainsi que dans un passage à la toute fin du roman (dont je ne divulguerai pas ici les dernières lignes). Le filon conducteur, autour duquel sont brodées les autres réflexions, est bien plus l’amour et la possibilité de sa création que le clonage humain.
L’amour apparaît inaccessible à Daniel qui, malgré son cynisme exacerbé, en aperçoit toutefois les traces dans certains gestes, certaines sensations. Daniel24, son successeur néo-humain, n'arrivera même plus à actualiser ces traces d'amour que Daniel (l'original) identifiait dans son "récit de vie".
Voici quelques extraits raboutés du récit de l’expérience de l’œuvre de Vincent par Daniel :
« Il hésita longuement, ce matin-là, avant de me laisser découvrir l’œuvre de sa vie. Nous prîmes un café, puis un second, au distributeur automatique. Tournant le gobelet vide entre ses doigts, il me dit finalement : « Je crois que ce sera mon dernier travail… » avant de baisser les yeux.
[…]
Dès que j’eus ouvert la porte hermétique, blindée, qui menait à l’intérieur, je fus ébloui par une lumière aveuglante, et pendant trente secondes je ne distinguai rien : la porte se referma derrière moi avec un bruit mat.
[...]
Progressivement mon regard s’accoutuma, je reconnus des formes et des contours […] il avait vraiment travaillé dans le blanc sur blanc, et il n’y avait plus du tout de musique, juste quelques frémissements légers, comme des vibrations atmosphériques incertaines. J’avais l’impression de me mouvoir à l’intérieur d’un espace laiteux, isotope, qui se condensait parfois, subitement, en micro-formations grenues- en m’approchant je distinguais des montagnes, des vallées, des paysages entiers qui se complexifiaient rapidement puis disparaissaient presque aussitôt, et le décor replongeait dans une homogénéité foule, traversée de potentialités oscillantes. Étrangement je ne voyais plus mes mains, ni aucune autre partie de mon corps. […] Tournant mon regard vers la droite j’aperçus une silhouette qui répétait chacun de mes mouvements, qui ne se distinguait de la blancheur éblouissante de l’atmosphère que par un blanc légèrement plus mat. […] l’installation elle-même semblait évoluer à mesure que j’en prenait conscience. […] le silence devint total. Je n’entendais même plus ma propre respiration, et je compris alors que j’étais devenu l’espace ; j’étais l’univers et j’étais l’existence phénoménale, les microstructures étincelantes qui apparaissaient, se figeaient, puis se dissolvaient dans l’espace, faisaient partie de moi-même, et je sentais mienne, se produisant à l’intérieur de mon corps, chacune de leurs apparitions comme chacune de leurs cessations. Je fus alors saisi par un intense désir de disparaître, de me fondre dans un néant lumineux, actif, vibrant de potentialités perpétuelles […] cet espace ne contenait, au sens habituel du terme, rien. Je demeurai ainsi, parmi les potentialités sans forme, au-delà même de la forme et de l’absence de forme, pendant un temps que je ne parvins pas à définir […]
Il était en effet probablement impossible, dis-je à Vincent un peu plus tard, de demeurer vivant dans un tel endroit pendant plus d’une dizaine de minutes.
J’appelle cet endroit l’amour, dit-il (Vincent). »
Michel Houellebecq (2005), La possibilité d’un île, Paris, Fayard, pp.399-402.