Il y a deux choses que l’on ne peut ôter à Didier Lombard, PDG d’Orange/France Télécom: la vie, car nous ne sommes pas des barbares néolibéraux, et … son humour.
Noir.
Ainsi, quand s’exprimant sur ce que les médias nomment ”la vague des suicides” au sein de son entreprise, il confie au Figaro en date du 15 septembre dernier que, je le cite :
“Pour sortir de cette spirale infernale [1] nous arrêtons toutes les mobilités jusqu’au 31 octobre”.
Et là, tu me dis : mais où qu’il est donc cet humour noir que tu prêtes au PDG d’Orange ? … Ben dans le choix de la date ! Car si “toutes les mobilités” sont gelées jusqu’au 31 octobre, cela signifie qu’elles reprendront de plus belle le lendemain, soit le 1er novembre, jour de la Toussaint, veille de la ... Fête des Morts !
Drôle, non ?
Dans ce même article, difficile de ne pas relever que Lombard défend les 20 000 bourreaux … managers de son groupe, qui, dit-il, "ne se reconnaissent pas" dans le discours que l’on (syndicats, salariés, quelques médias) tient sur leur entreprise, ces managers qui eux ne se suicident pas, mais … culpabilisent (sans déconner ?).
Et que propose-t-il, M’sieur Lombard ?
De les aider "à se déculpabiliser". Ainsi, ils reviendront plus féroces demain, puisque déshumanisés.
Charmant Monsieur Lombard qui se montre plus préoccupé de l’état psychologique de ses tortionnaires … exécutants que de celui des familles des 23 victimes, voire des futures victimes de son plan de restructuration [2] qu’il compte bien mener à son terme (“Pour ce qui est du calendrier, rien ne change” dit-il au Figaro), victimes pour lesquelles il n’aura pas un mot de compassion. Et le gouvernement, non plus, soit dit en passant [3].
Notons que dans le pire et/ou l’ignominieux, notre homme est dépassé (ce qui constitue un bien triste exploit ..) par son D “Herr” H, le sieur Olivier Barberot, qui lui, ne voit pas très bien où est le problème, vu que, dit-il, le nombre de suicidés … n’est pas en augmentation à France Télécom, rappelant qu’il y en eut 28 en 2000 et 29 en 2002.
Ceci étant, on serait tenté de remercier M. Barberot pour cette (inqualifiable) précision, tant elle repousse les limites du cynisme et, de fait, nous donne une épouvantable indication sur le peu, voire l’absence totale de considération que les dirigeants d’Orange portent à leurs salariés. Oui, cette remarque chiffrée, comparative, mais avant tout scandaleuse (dé)montre à quel point, l’humain, au sens être humain, n’a pas sa place dans cette entreprise ; pire, il n’existe même pas. Il est nié. Il est tu. Et s’il se tue (au sein même de son lieu de maltraitance .. de travail) peu importe ! On ne le reconnaîtra pas pour autant. Il n’a même pas droit au titre dit posthume. Il est nié et tu, vivant comme mort. Il n’a donc, pour la direction, jamais existé.
Ce qui pourrait expliquer, même si c’est un peu court, vaguement romantique, conditionnel, qu’il ne se révolte point. Que le lendemain d’une défenestration, il reprenne, fantôme, son travail comme si de rien n’était, après avoir, cependant, marqué une minute symbolique de silence. Symbolique, car il vit et travaille constamment dans le (et la loi du) silence.
Comment expliquer cette relative “non-réaction” du salarié de France Télécom à cette longue avalanche de suicides (de ses propres collègues, parfois voisins de bureau, compagnons de week-end), oui, comment expliquer qu’il ne se rebelle pas, qu’il renâcle même à se mettre en grève, comment l’expliquer autrement que par sa “non-existence” ? Une “non-existence” qui en dit, sous-entend, long sur les méthodes dites de management de France Télécom. Puisque ce sont ces méthodes qui ont, petit à petit, sournoisement, humiliations après humiliations, dépouillé le salarié de son statut d’être pensant, en le déliant, le déconstruisant, l’isolant, à tel point, qu’au bout du compte, il en arrive à renoncer à toute exigence, à commencer par le strict minimum, le respect de sa dignité. Et pour certain(e)s, et pour finir, renoncer à la vie-même.
Je pourrais témoigner de ces méthodes, épouvantables, dégueulasses, dont la cruauté est le seul moteur, tant elles sont communes à bien des entreprises. Privées comme publiques. Je les ai subies et observées. Comment il est possible de broyer un être humain. De le réduire. En le harcelant, toujours plus et encore. C’est effrayant.
Mais ce qui l’est également, effrayant, c’est le manque de solidarité entre salariés. Quoi ? Il ne faudrait pas en parler, c’est ça ? C’est un sujet tabou ? Ce n’est pas “politiquement correct” ?
Pourtant, et tout autant que les moyens utilisés par une direction pour faire plier un ou plusieurs employés, le manque de solidarité, d’entraide entre salariés, est aussi une réalité.
Et comme elle est dure.
Ces regards devenus fuyants, ces “excuse-moi, mais .. enfin, tu comprends, je voudrais bien t’aider, mais .. j’ai une famille et ..”, cette lâcheté ordinaire, insupportable, ces collègues qui se défilent, complètement, vous abandonnent, cette réalité-là, il faudrait la taire ou la nier ? Et pourquoi ? Au nom de quoi ? Parce que ça nous gêne, nous dérange ? Et pourquoi ça nous gêne, nous dérange ? N’est-ce pas parce que, dans ces salariés qui se débinent, on se reconnaîtrait, par hasard ?
Cela n’enlève en rien l’horrible responsabilité que porte la direction de France Télécom dans cette longue série de suicides (homicides involontaires ?) mais comment pourrait-on l’éluder ? Et d’ailleurs, quitte à en faire hurler certains, ne croyez-vous pas que ce manque de solidarité entre salariés fait le lit et les affaires d’une direction ? Qu’elle mise justement là-dessus pour continuer, en toute impunité, son sale boulot ?
Et si parfois, nous la voyons, nous la retrouvons, cette camaraderie entre employés d’une même entreprise, c’est chez Continental, chez Molex, c’est-à-dire, en un lieu ou tout le monde se trouve dans le même bateau, celui qui coule. La même galère. Faut-il donc attendre ce moment-là, celui où tout est, manifestement, perdu, pour qu’elle ressurgisse, quasiment désespérée, l’essentielle et nécessaire solidarité entre êtres humains ?
S’il est impératif de dénoncer des méthodes abjectes, des techniques de management dont le but premier est d’anéantir une volonté humaine, il est urgent de ne plus fermer les yeux, de taire la responsabilité, fut-elle indirecte, de ceux qui se soumettent, qui laissent faire, cèdent à la loi du silence, à la peur, quand bien même cette peur serait instaurée, installée pernicieusement et à desseins, par une direction. Parce que sinon, si nous le taisons, rien ne changera. Nous et eux continueront à regarder des salariés tomber, puis, à reprendre le travail comme si de rien n’était. Ce qui, en l’occurrence, donne un blanc-seing au bourreau, l’autorisation tacite de poursuivre son sale boulot.
Sans solidarité, rien n’est possible.
Sans solidarité, nous ne sommes plus [4].
Sans elle, ils pulluleront d’autant plus, demain, les Lombard, les Barberot, la mort et consorts.
C’est par la seule solidarité entre salariés que nous les combattrons.
Il n’y a pas d’autres solutions.
[1] Cette fameuse “spirale infernale” n’est point, dans l’esprit du Sieur Lombard, celle conduisant aux suicides, soit sa politique, impitoyable, dite de restructuration, mais celle des suicides proprement dit. Qu’il considérera même comme une “mode” – lapsus révélateur. Révélateur car prétendre qu’il voulait dire “mood” (humeur) et non “mode” est de l’ordre de la justification foireuse, minable. Mais n’est-ce pas plutôt la mode de se dédouaner de cette misérable façon, comme en témoigne M. Brice Hortefeux à propos de sa saillie grossière, peu reluisante, sur les "arabes d’Auvergne" ?
[2] Depuis 1995, un PDG ne parle plus de licenciement, mais de … restructuration. C’est tellement plus positif .. Tout comme, dans le domaine politique, on ne parle plus de “trafics” mais d’”affaires” ..
[3] Ah quand des salariés de Conti “saccagent” une préfecture ou quand d’autres séquestrent leur patron, le gouvernement (et les journalistes, Calvi en tête) se presse de parler de “violences inacceptables”. Mais quand le salarié, de France Télécom, Renault ou Peugeot, se suicide, alors là, silence devant cet acte d’une violence inouïe. C’est ce silence, moi, que je trouve “inacceptable”.
[4] “Qui Sommes-Nous ?” questionnait le philosophe Bernard Michaux, jeudi 28 mars 1996 dans le quotidien Libération. “C’est une question qui presse que l’identité se définit par les relations avec les autres, qu’elle dépend de l’attestation des autres, qu’elle n’est pas seulement une liste d’attributs ou de propriétés du groupe même, mais que, pour être vraiment humaine, il faut qu’elle soit reconnue des autres, combattue peut-être, mais non pas niée, méprisée ou exterminée (…) Cette question n’est pas scientifique mais politique. Elle n’a donc pas de terrain particulier, elle les a tous : la reconnaissance économique de l’utilité d’un travail, la reconnaissance sociale d’un statut politique d’une souveraineté, culturelle d’une langue, d’un culte ou de mœurs.”
A lire : Le Suicide Ordinaire à France Télécom