L'influence
UK garage, bien que souterraine, semble depuis quelque temps marquer les dernières productions de l'underground britannique à travers bien sûr les mutations dubstep en cours et l'éclosion UK funky mais, au-delà, par capillarité, c'est l'ensemble de la sphère fidget/ghetto bass qui lui rend hommage aujourd'hui sous une forme ou une autre (on pense à des producteurs comme Hot City ou Joy Orbison par exemple). Problème : si le UK garage a largement dominé les clubs anglais de 1997 à 2002, le mouvement est resté relativement méconnu ailleurs compte tenu de son insularité prononcée, d'autant plus qu'il a recouvert des évolutions musicales diverses à la cohérence pas toujours évidente à établir. Le genre se veut au départ une réponse londonienne au garage US dont il s'inspire au mitan des années 1990. En effet, jusqu'ici la scène outre-manche est largement dominée par la jungle, héritière directe de l'explosion rave breakbeat hardcore, mais celle-ci ,vers 1996-1997, radicalise sa proposition musicale en lorgnant inexorablement vers un son plus dur, plus industriel (le techstep) et finit par perdre à la fois son avant-gardisme et son groove au grand dam d'un grand nombre de ses fans, notamment féminins. De plus en plus de djs drum'n'bass, insatisfaits de la situation, prennent leur distance et tentent un retour aux sources de la house en se plongeant dans le garage US, dont la proximité avec la jungle tient simplement au fait que celui-ci était joué dans les espaces chill-out des raves drum'n'bass. Si donc à l'origine, en 1996-1997, la bourgeonnante scène garage britannique se nourrit essentiellement de son homologue américaine en vénérant des producteurs bien spécifiques (Todd Edwards pour sa science du cut-up vocal, Roy Davis Junior pour s'être affranchi du 4/4 et Armand Van Helden pour ses remix), elle connaît rapidement un développement de la production locale qui, à mesure qu'elle s'étoffe, s'éloigne de son modèle originel afin de répondre aux attentes spécifiques de l'audience rave locale. D'underground garage on passe ainsi au speed garage puis au 2-step, autant de dénominations qui témoignent de l'extrême plasticité du UK garage au cours de sa brève mais glorieuse histoire. Rewind en 20 morceaux essentiels du genre censés éclairer ses mutations malgré une sélection plus que ardue à effectuer vu le nombre ahurissant de classiques méconnus qu'il a généré (récriminations sur les oublis inadmissibles en comments svp).X-Presidents - Diamond Rings (Urban Hero / 1996)
Sorti de nulle part ce morceau impose d'emblée un style résolument anglais au garage, plus tranchant, dans un pur style pumpin'. Un remix 2-step plus tardif par DND achève de consacrer le statut de classique underground de la chose.
Nu Birth - Anytime (Nu Jak / 1996)
Entre classicisme du track vocal 4/4 et basse élastique, un des premiers vrais tubes du genre avec son motif de saxo(?) imparable. Pas la révolution mais du solide. On parle désormais de speed garage pour signifier qu'au niveau bpm on entend relever le niveau.
Double 99 - Ripgroove (Satellite / 1997)
Un tournant important qui reflète l'autonomisation de la scène garage anglaise pour un résultat proche du remix d'Armand Van Helden effectué pour le morceau
Spin Spin Sugar du groupe Sneaker Pimps. Double 99 importe dans une structure 4/4 tout l'esprit ruffneck de la jungle à travers ses invocations ragga et ses infrabasses. Un cocktail inédit à l'époque brièvement dénommé raggage à l'impact dévastateur dans la mesure où il suscite l'intérêt du public drum'n'bass qui considérait jusqu'ici le garage comme vraiment trop léger pour les rude boys. S'ensuit une flopée d'imitations dont émergent le Gunman de 187 Lockdown et Oh Boy par Fabulous Baker Boys (qui sample un classique breakbeat de 1992). Le phénomène traduit une arrivée en masse des junglists dans la scène qui débouche sur un son plus hardcore tentant de perpétuer l'esprit rave.Reach And Spin - Hype ! (Not On Label / 1997)
Conçu à la base comme un remix/bootleg du titre Reach vocalisé par la diva américaine Judy Cheeks, le résultat élimine toute trace garage de l'original en lui substituant un motif d'infrabasse sur-addictif. Toute résistance est inutile, on succombe à la hype. Tube continu de 1997 à 2002 grâce à une myriade de re-remix.
Amira - My Desire (Dreem Team Remix) (VC Recordings / 1997)
Au cours de l'année 1997, les ex-junglists convertis au UK garage expérimentent de timides évolutions rythmiques pour casser le sacro-saint 4/4 en y intégrant des micro séquences breakbeat issues des productions drum'n'bass. Les trois djs de la Dreem Team vont encore plus loin : s'ils conservent les vocaux et les arrangements de l'original, leur désir à eux rime avec polyrythmie. Une étape essentielle a été franchie, les breakbeats se sont définitivement emparés du garage anglais qui rompt ainsi ses attaches avec l'outre-Atlantique.
Dem 2 - Destiny (Locked On / 1997)
Dem 2 sont juste des génies en traçant dès leurs premiers morceaux la trajectoire à venir du UK garage. Leur formule est simple mais imparable : sous leur direction, le UKG prend la forme d'un R'n'B futuriste qui combine science du cut-up vocal à la Todd Edwards et programmation infaillible des breakbeats qui posent la base rythmique de ce que l'on appelle désormais 2-step. Là où la jungle avait déjà appliqué la recette, à savoir juxtaposer féminité des vocaux et rugosité de la section rythmique pour créer un effet de contraste, les Dem 2 tentent à l'inverse de fusionner les deux éléments pour un résultat oxymorique qui marie sans coutures apparentes organique et mécanique. Le tout constitue ainsi une incroyable machine désirante qui prophétise une destinée cyborg au genre.
Groove Chronicles - Stonecold (Groove Chronicles Records / 1997)
Duo constitué d'un ex-junglist (Noodles) et d'un wannabe junglist déçu (El-B, un véritable héros de l'underground anglais), les Groove Chronicles n'ont pas usurpé leur pseudo tant ils ont aligné les classiques gorgés de sensualité. Ici, Aaliyah fournit la caution sexy intensifiée par des saxos en chaleur mais dont les ardeurs sont temporairement refroidies par une basse menaçante. Il faut savoir faire monter le désir et retarder l'échéance, petit impatient.
Brandy & Monica - The Boy Is Mine (Architects Remix) (Not On Label / 1998)
Le bootleg incontournable de l'été londonien circa 1998. Pas forcément génial mais notable pour le sentiment d'urgence qu'il instaure à travers ses vocaux pitchés et les cornes de brume qui sonnent comme un hommage aux raves du début des années 1990. Le traitement 2-step des chanteuses R'n'B se systématise ; elles y passent toutes, y compris Whitney Houston !
Large Joints - Friends (Large Joints / 1998)
Large Joints (aka Dj South Central) est peut-être celui qui a poussé le plus loin l'idée du UK garage comme R'n'B pour la génération rave. Ses bootlegs de divas US, notamment sa préférée, Brandy, reprennent la formule de Dem 2 mais intensifient son aspect érogène, à tel point qu'il est parfois difficile d'en achever l'écoute en restant habillé.
Lenny Fontana - Spirit Of The Sun (Steve Gurley Remix) (Public Demand / 1998)
Attention pierre angulaire du genre ! Le légendaire Steve Gurley (ex-junglist auteur de nombre de chefs-d'oeuvre) éclipse l'intention ensoleillée de l'original pour déployer un groove refroidi à la spatialisation quasi dub. Il insuffle ainsi une touche d'expérimentalisme dark à un morceau qui conserve toute sa dynamique dancefloor et s'affirme comme l'un des producteurs garage les plus avant-gardistes. Du grand art que l'on retrouve sur toutes ses productions magistrales,
ici ou là.Leee John - Your Mind, Your Body, Your Soul ( SAS Remix) (Locked On /1999)
Encore le grand Steve à la manoeuvre en compagnie de son vieux pote Dj Phantasy pour remettre en selle Leee John, ancien chanteur du groupe disco Imagination (cela ne s'invente pas).
JJ Louis, Sovereign & Marvel - Making Me High (N19 / 1999)
On se devait d'inclure un morceau de Sovereign au risque d'ignorer à la fois
MJ Cole, M-Dubs, Stephen Emmanuel et Grant Nelson. Voilà c'est fait.Artful Dodger - Rewind (Public Demand / 1999)
L'un des plus gros tubes UK garage commercialement parlant. Après quelques pépites underground, les Artful Dodgers prennent d'assaut les charts anglais avec un morceau qui assume son côté cheesy, chose qui n'a jamais fait peur au genre. Au passage, on ne les remercie pas d'avoir lancé la carrière de Craig David (qui ?) qui vocalise l'affaire.
Zed Bias - Neighbourhood (Locked On / 1999)
Encore un ex-junglist qui a profondément marqué la scène avec une pelletée de morceaux futuristes sous divers pseudos et labels.
Neighbourhood, son plus grand succès public, reflète son ambition de combiner influences drum'n'bass et dread avec un héritage plus soul.Wookie - Down On Me (Manchu / 1999)
A l'instar du
Standard Hoodlum Issue de ES Dubs (un pseudo de Zed Bias), Down On Me inaugure l'ère du groove minimaliste : les références R'n'B se font subliminales pour faire place à la machinerie rythmique.El-B - Digital (Locked On / 2000)
Ayant quitté Groove Chronicles pour des sombres histoires de caillasse (Noodles ne foutait rien et empochait le cash), El-B poursuit seul son exploration musicale de plus en plus aventureuse et sans concession. Son
Digital, c'estTerminator updaté et paré pour le bug de l'an 2000. Tellement en avance que beaucoup voient en El-B l'inventeur du dubstep.Dj Zinc - 138 Trek (Phaze One / 2000)
Dj Zinc, pilier du courant jungle, décide de séduire l'audience garage en ralentissant sa drum'n'bass à 138 bpm. Et hop, un classique qui sera suivi par une armada d'imitations, ce qui a pour effet de durcir musicalement la scène.
Horsepower Productions - Gorgon Sound (Tempa /2001)
Horsepower Productions dépèce au sens propre le UKG. Là où Dem 2 greffait un exosquelette sur la chair consentante des divas garage, le groupe séminal décide de passer au niveau méta : son objectif est d'opérer une désincarnation totale du genre, dont il ne subsiste désormais qu'un spectre dub, de vagues rush mémoriels de ce qui a été déambulant au milieu de structures rythmiques délicieusement hypnotiques. Bye bye UK garage, bienvenue au dubstep.
Pay As You Go Kartel - Know We (Solid City / 2001)
En bon mouvement dialectique, le UK Garage voit poindre parallèlement à l'option abstraite de Horsepower, la dynamique inverse, à savoir une volonté d'une partie du mouvement d'ancrer plus fortement le son dans l'environnement social immédiat de la scène. Le phénomène se traduit par une montée en puissance des mcs, de plus en plus présents sur les morceaux, au détriment des djs qui simplifient donc à l'extrême leurs productions pour libérer l'espace nécessaire au déploiement de leur flow. Cette logique reflète le fossé générationnel qui s'est creusé au sein du mouvement : en effet les newcomers, plus jeunes, n'ont aucune attache avec le garage US mais revendiquent une influence hip hop qu'ils entendent injecter à la scène, au grand dam des vétérans du mouvement. Le phénomène entraîne la constitution de crews à l'américaine (sur le modèle du Wu Tang Clan) qui mêlent producteurs et mcs, à l'instar de Pay As You Go ou de
So Solid Crew, leur grand concurrent de l'époque. Si le processus fera éclore à terme nombre de talents, il propulse néanmoins au cœur de la scène la culture gangsta qui signera l'arrêt de mort du UK garage par la fuite progressive de son élément féminin.Dizzee Rascal - I Luv U (XL /2002)
Le morceau ne sort officiellement qu'en 2003 mais tourne en boucle sur les radios pirates pendant des mois dès l'année précédente. Issus du collectif Roll Deep, Dizzee et Wiley (ce dernier produisant la chose) sont les véritables fossoyeurs du UK garage : beats dysfonctionnels, basse qui sonne comme un gimmick videoludique estampillé PS2, ambiance d'oppression urbaine, pas de groove, pas l'ombre d'une mélodie ; du vrai punk rock digital. La boucle est bouclée : à la diva garage s'est substituée la rage du mc, en lieu et place du 4/4 on trouve désormais un proto-breakbeat déglingué, à la sensualité initiale répondent maintenant des slogans robotiques et les infuences soul et R'n'B se sont volatilisées au profit du hip hop. Bref Todd Edwards ne reconnaît plus ses enfants. Bye bye UK garage, bienvenue au grime.
P.S. : un maxi big up au dj toulousain Ouïfonk qui s'efforçait à l'époque de diffuser le UKG sur les ondes de Radio Campus.