Marcel Schneider est mort deux semaines avant que ne paraisse un petit livre très joliment écrit, Il faut laisser maisons et jardins (Grasset). A-t-il senti venir la fin pour avoir choisi comme titre la première strophe du dernier sonnet de Ronsard, qui fait écho aux derniers vers du poète, « Je m'en vais le premier vous préparer la place » ? Il y a là un mélange de souvenirs, de portraits et de considérations d'ordre général. Tout ce que j’apprécie dans ce type d’ouvrage et d’auteurs : les digressions qui donnent de la matière, du fond, et rendent plus humain encore l’auteur. Schneider s’en explique : « Certains estiment qu'il ne faut pas mélanger les écrits intimes et les réflexions sur les ouvrages de l'esprit, car les premiers relèvent des confessions, les seconds du domaine de l'essai. Je pense au contraire qu'il faut mettre ensemble les bêtises qu'on a faites, voire les péchés les plus graves avec les vues générales, les opinions justes ou erronées que l'on se fait du monde où l'on vit, car dans une existence tout se compénètre, s'organise et se tient. […] La vie est conçue et ressentie comme formant un tout. »
C’est ainsi qu’il raconte Julien Gracq, la schizophrénie de Louis Poirier qui toute sa vie cloisonna, d’un côté le prof, de l’autre l’auteur, Gracq mondain, mais qui n’aimait pas parler, même à sa meilleure amie, la poétesse Lise Deharme, muse des surréalistes (l'un de ses gants de daim bleu pâle sera d’ailleurs le symbole du mouvement), ne répondant que par oui ou par non sans relancer la conversation, ne parlant jamais de littérature, estimant qu’il écrivait et donc que cela suffisait. Bon calcul : sans entrer à l’Académie, Gracq est devenu immortel, par ses écrits, certes, mais aussi par la gestion de la rareté et de la fidélité : pas d’édition de poche, le même éditeur du début à la fin, pas d’interviews ou si peu et un dernier livre en 1992. Puis le talent s’est occupé de la postérité. Schneider ne dit pas précisément à quelle époque il fréquenta Gracq, ni s’il le revit souvent. On peut imaginer que c’est Gracq romancier qui a peu de goût pour la conversation. Parce qu’il semble bien que le Gracq lecteur, critique, fut plus prolixe. Ou encore Louis Poirier retraité, retiré sur ses terres, loin de Paris, mais ouvrant sa porte à ses contemporains, ne refusant ni les visites ni les échanges, distillant ses propos comme Napoléon à Sainte-Hélène ses mémoires à ses biographes venus le soutenir en exil. Pour preuve, entre autres, Jean de Malestroit qui a tenu un journal de ses visites, quarante années durant (Julien Gracq, Quarante ans d’amitié 1967-2007, Pascal Galodé éditeurs, rue du Grenier-à-Sel et qui montre un homme différent de l’image que s’en font ceux qui ne l’on jamais rencontré, enjoué, parfois très drôle, amateur de littérature policière, ouvert sur l’actualité, sur la vie de tous les jours. Il n’en demeure pas moins que cette absence d’échanges entre Gracq et Schneider est assez surprenante, les deux hommes ayant en commun, entre autres, un intérêt profond pour l’Allemagne romantique et pour Wagner.
(Photo © Louis Monier)