Il est de ces petits livres qui nous enchantent et dont nous ne parvenons pas à nous séparer – je veux dire nous en éloigner, il ne saurait être question de nous défaire d’un livre, j’entends par là, d’un bon livre. Même après les avoir lus et relus, il nous faut y revenir encore, souligner une phrase, marquer une page, encadrer un paragraphe… Mais possède-t-on un livre, n’est-on pas plutôt son objet, son élève, son esclave ?
Des bibliothèques pleines de fantômes (Denoël) est un bijou, un chef-d’œuvre, un concentré d’érudition que tout honnête homme se doit de posséder illico. Malicieusement, Jacques Bonnet ouvre sa quatrième de couverture sur quelques questions « graves » auxquelles je m’amuse à répondre.
Avez-vous peur de mourir dans votre sommeil, enseveli sous l’écroulement de votre bibliothèque ?
Avouez que ce serait une belle mort que d’être puni par là où l’on a péché. Se retrouver en enfer ou au paradis avec les personnages des livres qui nous ont écrasés. Revoir Fabrice Del Dongo, croiser Lafcadio, draguer Emma, réconforter Meursault, quel écrivain ne signerait pas au bas du contrat ? Mais la question ne se pose pas, tout danger est écarté dès lors que les trois bibliothèques du couloir ne contiennent que du « léger », les romans contemporains, les formats poche et les livres des copains. Le « lourd », le sérieux, les grands classiques, les biographies d’écrivains, leurs journaux intimes, les correspondances, les études, dictionnaires, encyclopédies, recueils de chroniques, rééditions, Pléiades, etc., sont au salon. Quant à mon fauteuil de lecture, il est dos à la baie vitrée, face aux bibliothèques. Je raconterai un jour comment je me suis retrouvé, sensation troublante, personnage de bande dessinée à mener une double vie dans un monde parallèle, en biographe du lieutenant Blueberry qui m’a appris à toujours faire face au danger…
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L’accumulation de livres ne met-elle pas en danger l’existence même de votre famille ?
Ils sont résignés. Ils ont vécu les vaches maigres, l’époque pas si lointaine où j’ai tout lâché pour ne vivre que de mon écriture et les livres qui envahirent peu à peu l’appartement, jusqu’à recouvrir la moindre parcelle de mur disponible. Quelques irréductibles entrèrent même en résistance pour libérer les murs des toilettes. Puis je fis des concessions : désormais je déménage sitôt qu’il convient d’ajouter des étagères. Je n’attends plus que les livres me mettent dehors. Dernière étape en date, un plus grand appartement dans l’immeuble d’en face, avec un double living transformé en bibliothèque-bureau, et un argument massue qui ne souffre pas le refus : plus aucun livre dans les autres pièces. Il faudra tenir, je m’y suis engagé.
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Classez-vous les volumes par thème, langue, auteur, date de parution, format ou selon un autre critère de vous seul connu ?
Une fois l’an, je classe, j’organise, je recompose. Par genre, puis par auteur ou sujet selon un ordre alphabétique. Je conserve quelques rayonnages pour les nouveaux venus encore en transit, non encore lus, ceux dont je vais parler un jour, ceux dont j’aurai besoin pour un livre en cours d’écriture, ceux que je ne sais pas où classer, ceux dont je ne parviens pas à me débarrasser même si j’investis dans la Pléiade avec le secret espoir de désengorger l’ensemble. Mais je ne peux me résoudre à me séparer d’un livre, même si je l’ai en double, même s’il est dans un volume de la Pléiade. Un livre c’est avant tout un souvenir, une date, un lieu, le moment précis où l’on a lu la première page. C’est une étape, une borne chronologique, un jalon. Puis, au fil du temps et de mes lectures, ce bel agencement connaît des perturbations jusqu’à devenir un joyeux bordel où moi seul m’y retrouve. Une règle à respecter : toujours ranger et classer soi-même sa bibliothèque pour éviter toute dispute où énervement, surtout si l’on se met en tête de trouver un livre dans la pénombre, à trois heures du matin.
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Peut-on faire voisiner sur une étagère deux auteurs irrémédiablement brouillés dans la vie ?
Oui, dix fois oui. Ne jamais oublier qu’une bibliothèque est hantée : les fantômes de tous les personnages devisent gaiement dès que nous avons le dos tourné. Il me plaît à imaginer Victor Hugo souffletant l’amant de sa femme, Sainte-Beuve, pour se venger de son infortune même si lui-même prenait de grandes libertés avec son contrat de mariage, Céline insultant ce pauvre Gaston Gallimard, accusé de le maquereauter, Gide méprisant Claudel, et j’en passe, des plus gratinées encore. Une bibliothèque s’écoute avant que de se lire.
(Dessin © Miège)