Skate, le fabuleux jeu d’Electronic Arts, nous permet par son réalisme d’être dans un rapport où l’image se substitue à une autre image, celle des vidéos de skate, sur quoi repose toute la conception du jeu, ses spots, son cadrage, toute sa philosophie et son esthétique. Plus que n’importe quelle autre simulation sportive, Skate est conçu vis-à-vis d’une pratique qui elle-même se conçoit avec l’image. Le skate, le premier sport cinématographique, ce qu’à très bien compris EA, qui à tout fait pour que le jeu nous mette à la place du skater dans la vidéo, créant ainsi une tension extraordinaire et inédite entre le regard et l’expérience. On se met en scène en permanence, avec la possibilité ensuite de se regarder en vidéo ou en photo, et mieux, de montrer aux autres ses exploits (l'image se dédouble, on est dans un rapport d'image à image et pourtant on juge, presque, comme si c'était réellement filmé).
L’autre chose absolument fantastique dans Skate, c’est la possibilité de s’accaparer la ville. Ce qui différencie le jeu des autres simulations du même ordre, comme Tony Hawk, c’est que la ville est crédible, cohérente, réaliste. Elle est un terrain de jeu, mais d’abord une ville, son architecture n’est pas un spot géant, il y a des endroits vides, inutiles, les voitures circulent, les piétons s’égarent. Une nouvelle fois, le réalisme permet d’être dans un rapport à l’image, toujours ces vidéos de skate, mais cette fois à partir de ces espaces, ces lieux, ou non-lieux. La possibilité de rider, pendant des heures quelques escaliers dans une suburb comme on en a vu par centaine dans les vidéos, c’est comme se projeter dans un fantasme, se réaliser dans l’écran de télévision, s’illustrer dans une illusion à partir de fragments de réalité vu en vidéo, tout en se recroisant avec sa propre expérience du skate qui demande de s’attarder des heures sur un spot, pour le plaisir ou en sortir quelque chose de beau, juste un instant. Dans Skate, je peux rider pendant des heures dans une de ces cours d’école comme j’en ai vu des centaines en vidéo, chaque spot est ainsi comme un souhait exaucé de pouvoir me projeter et agir sur des images que je ne pouvais que sublimer, tout en sachant que ces espaces existent, qu’ils ne sont que les rues de L.A ou New York. Skate me permet donc de m’accaparer un béton virtuel pas moins réel que mon regard devant ces vidéos. Je peux pervertir telle ou telle portion d’espace, la transformer en terrain de jeu sportif et artistique, tout en sachant que même si tout a été pensé ainsi, le mensonge est superbe, la ville fait croire à sa propre réalité, on peut prendre plaisir à s’égarer, à rester sur un spot anodin, et chaque joueur ainsi de vivre sa part du jeu, foncièrement différente d’un autre.
C’est ce qui est parfois incroyable, et intriguant, avec certaines simulations sportives, cette possibilité de faire croire que l’idée contient l’essence d’une pratique physique. On ramène les composantes actives d’une pratique de l’effort et de l’expérience qui s’acquière parfois avec un long entraînement à des mouvements mathématiques simples qui pourtant traduisent le sport en question. Dans Skate, quelques mouvements à l’analogique permettent de tout faire, flip, grind, grab, ollie, dans tous les sens possibles. Et voir, et entendre, un blunt slide parfaitement posé, avec une belle reproduction de la physique du corps du personnage, c’est accomplir et redessiner l’idée du blunt slide, qui se réalise comme si son actualisation réelle n’était pas moins adéquate que la virtuelle. C’est comme une représentation du concept, dans un rapport double, à la fois imagé, transfiguration conceptualisante, et purement imaginaire. Il faudrait se demander ce que produit vraiment le jeu vidéo avec le sport, par sa manière de nous simplifier les choses tout en conservant la beauté du geste, un esprit, une philosophie. Pourquoi Virtua Tennis, pourquoi PES, pourquoi NBA2K, pourquoi Skate. Comment ça colle, plutôt ça coïncide, à quel moment on est synchrone, où on se surprend à ce que notre pensée soit en adéquation avec le sport réel ? Peut-être que les jeux de sport sont une revanche sur la télévision et qu’à terme, on n’aura plus besoin d’elle, sauf pour jouer.
Jérôme Dittmar