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Avec “Fragments of time still passing” la chorégraphe Vivienne Newport convoque les esprits du passé berlinois dans un lieu extraordinaire. Pour y arriver on contourne les locaux de Vatenfall, on arrive sur le parking du Trésor, temple techno berlinois. Mais au lieu de descendre, on reste au rez-de chaussée. Et nous voilà dans un hangar désaffecté, nu, brut. Ce théâtre est vertigineux. 22 000 m2 de béton sans fenêtre, cathédrale aveugle sur trois étages, à l’abandon depuis la construction du mur. C’est le décor qu’a choisi la chorégraphe d’origine anglaise Vivienne Newport, ex-danseuse solo de Pina Bausch, pour raconter un pan de l’histoire berlinoise et faire évoluer ses cinq danseurs. “Nous cherchons en nous ce qui peut surgir du passé” explique t-elle. Le passé, il suinte par tous les murs de ce lieu jamais terminé. A deux pas de la Spree, le hangar avait un destin industriel qui s’est arrêté net en 1961 avec la construction du mur de Berlin à quelques mètres de là. Aujourd’hui les vibrations du Trésor, club techno légendaire, résonnent dans la cave en-dessous.La pièce s’ouvre sur un dialogue suspendu. De chaque côté du hangar, une femme et un homme se font face sur deux balcons de béton. Il lui raconte son rituel matinal, elle lui répond “bêtises”. Au rez-de chaussée les autres danseurs s’éparpillent dans des flaques lumineuses. Fragments of a time stil passing se regarde debout autour de trois hommes et cinq femmes se heurtant à un décor gigantesque, indomptable. Sous l’énorme lune baudruche, les spectateurs s’avancent, circulent autour d’eux, se laissent guider par les lumières qui tronçonnent cette scène démesurée. Les regards embrassent l’espace, cherchent d’où viennent les voix, où bougent les corps. Pendant les deux heures de ce parcours industriel, Vivienne Newport ne cessera de composer et recomposer des tableaux basculant entre vies ordinaires et réminiscence de l’histoire. Dans leurs micros les danseurs lancent des bribes de conversation sur la maternité, les relations de couple, la jalousie, le travail. Puis par touches abstraites convoquent la grande histoire. Il y a cette scène bipolaire où les phrases résonnent sans conviction : “Je suis communiste parce que” lancent les uns, “Je suis capitaliste parce que”. Puis cette longue procession où chacun fredonne un refrain de l’année 1961. Tout à coup la transe techno qui résonne ici presque tous les soirs rattrape le passé. Le son explose et les danseurs abandonnent leurs corps sur les rythmes métalliques, défoulement sans contact, froideur et démence. Il se dégage de ce ballet étrange une incroyable énergie. Les danseurs - avec une mention spéciale au troublant Douglas Bateman - tous expérimentés, évoluent avec puissance dans ce décor inhumain. Vivienne Newport semble ne pas les diriger. En chef d’orchestre, elle trace des lignes, conduit les échanges, supervise les déplacements. Le reste appartient à chacun. Chaque danseur semble désespérément chercher sa place. Finalement, dans ce cube de béton aux dimensions si écrasantes, c’est dans leur confrontation aux autres et au milieu de la ronde du public qu’ils la trouvent.