Tsarskoie selo ou la splendeur imperiale

Publié le 21 septembre 2009 par Abarguillet

La grandeur de Saint-Pétersbourg, sa beauté éternelle, sauvée miraculeusement des guerres du XXe siècle, sont inséparables du luxe des résidences des empereurs de Russie, dont Tsarskoïe Selo et Peterhof (dont je vous parlerai ultérieurement ) qui forment autour d'elle comme un diadème éblouissant. Ces ensembles constitués par de splendides demeures et de magnifiques parcs sont de véritables chroniques historiques et artistiques de la vie et de l'art russes. En même temps, chacun d'entre eux personnalise l'activité, les goûts, les prédilections et les antipathies des monarques qui l'avaient choisi l'une ou l'autre comme lieu de séjour : à Elisabeth Ier et Catherine II Tsarskoïe Selo, à Pierre le Grand Peterhof.
Tsarskoïe Selo reflète à la perfection la grâce paysagère, l'architecture, l'éclat de la poésie russe et le faste des cérémonies à la Cour impériale. C'est Catherine Ier, la femme de Pierre le Grand qui fit l'acquisition de ces terres, appartenant autrefois à la Suède, et commença d'y construire un palais. Après sa mort, la fille de Pierre, Elisabeth, devenue impératrice en 1741, avec l'envergure qui lui était propre, ne ménagea pas l'argent pour transformer les vieux bâtiments en une demeure luxueuse, autour de laquelle elle fit construire des pavillons et aménager des jardins. Les travaux furent bientôt confiés à l'architecte Bartolomeo Rastrelli qui avait déjà été en charge du Palais d'hiver ( l'actuel Ermitage ), d'où les ressemblances évidentes entre ces deux résidences, celle d'hiver et celle d'été. Pendant le règne de Catherine II, Tsarskoïe Selo va s'enrichir d'oeuvres dues à Antonio Rinaldi et Charles Cameron pour ne citer que les plus connus. Les puissantes formes décoratives déterminent l'expressivité plastique du palais, lui attribuant une majesté véritablement impériale. Cette impression est soulignée par les intérieurs dont le décor reflète les goûts ayant dominé aux diverses époques. Les préférences des empereurs et impératrices se traduisent dans l'aménagement des salles, où le luxe baroque voisine avec l'élégance du néo-classicisme.
Arrivés de bonne heure ce matin-là sous un ciel uniformément bleu, alors que les lilas embaument et que les tulipes déploient leurs colorations vives, nous recevons comme un choc l'immensité de cette façade grandiose dominée sur l'un des côtés par les bulbes d'or de sa chapelle. L'harmonie est évidente que l'on se tourne vers les bâtiments d'une somptuosité sans pareille ou vers le parc d'une grâce captivante. On commencera par la visite du parc où nous sommes presque seuls à déambuler dans les allées autour du Grand Etang qui est, en quelque sorte, le coeur du jardin. Ce dernier est décoré d'une multitude de pavillons parmi lesquels se distinguent les Bains Turcs, sorte de mosquée en miniature, le Grand et le Petit Caprice inspiré l'un et l'autre de l'art chinois très en vogue à l'époque. Souvent placés au bord du lac ou des étangs, ces pavillons se reflètent dans les eaux paisibles et peuvent être admirés de différents points de vue.


        Les Bains Turcs

L'impératrice Catherine prit une part active à l'embellissement de ces lieux et y dévoila son génie et l'élégance de son goût. Tsarskoïe Selo devint sa résidence préférée. Chaque jour, elle effectuait une promenade dans le parc accompagnée de gentilshommes et de dames d'honneur. A partir de 1763, elle y vécut une partie du printemps et tout l'été, ne rentrant à Saint-Pétersbourg qu'à l'automne, avant les premiers froids. C'est elle qui transforma le parc en une sorte de " panthéon de la gloire russe", un complexe unique d'ouvrages comprenant les colonnes de Tchesmé et Morée, l'obélisque de Kagoul qui étaient chargées de rappeler les victoires et les conquêtes de l'armée russe. Le plus intéressant reste la Galerie de Caméron avec ses murs de pierres aux coloris rares et précieux. Ces coloris rendent particulièrement originale l'architecture des cabinets de jaspe et d'agate, ainsi que celle de la Grande Salle, témoins des aspirations raffinées de l'architecte, des sculpteurs et des maîtres ciseleurs, à laquelle s'ajoutent le jardin suspendu et sa pente douce qui composent un ensemble homogène " une rhapsodie gréco-romaine"- comme le disait l'impératrice dans l'une de ses lettres. Décoré de bustes de philosophes, de grands capitaines, de dieux et de héros antiques, il forme un belvédère d'où l'on jouit d'un superbe panorama sur les paysages environnants.



    La Galerie Cameron et le jardin privé de Catherine

Mais à l'intérieur du palais d'autres émerveillements nous attendent. Et tout d'abord la salle de danse ou Grande Salle que l'on doit au génie de Rastrelli et dont le volume gigantesque est encore augmenté par la multitude des fenêtres et des miroirs. C'est en 2003 que fut achevée la reconstitution de ce que l'on considérait jadis comme la huitième merveille du monde : le salon d'ambre. En 1717, le roi de Prusse avait offert à Pierre Ier des plaques de cette pierre jaune que les gens de la Baltique nommaient " les larmes des oiseaux de mer". Translucide, cette pierre, selon la lumière, se charge de reflets de miel ou de brun rougeâtre et séduit par son éclat. Tous ceux qui eurent l'occasion de voir le salon d'Ambre furent émerveillés. Voici ce qu'en disait Théophile Gautier : " Cette chambre de dimensions relativement grandes est, de trois côtés, du sol aux frises, entièrement revêtue d'une mosaïque d'ambre. L'oeil qui n'est pas habitué à voir une telle quantité d'ambre est comme ébloui par la richesse de tons chauds qui traversent toute la gamme des jaunes, du topaze étincelant au citron clair..."

   Le cabinet d'ambre


Dans les autres pièces plus somptueuses les unes que les autres, on oscille entre le caractère intime de certaines inspirées souvent de l'art pompéien ou par l'abondance, parfois surchargée, des pièces de réception qui avait pour mission d'impressionner le visiteur. Je me souviens particulièrement des merveilleux poêles en faïence de Delft ou de la chambre de Maria Feodorovna, créée par Charles Cameron, avec les fines colonnettes de l'alcôve richement ornementées, rehaussées de cannelures qui leur confèrent une grâce aérienne. Et comment oublier le parquet en bois précieux du salon bleu avec son dessin géométrique d'une richesse stupéfiante.
Tsarskoïe Selo est non seulement lié au souvenir de Catherine II dont la personnalité et le caractère firent une vive impression sur  ses contemporains, femme hors du commun douée d'une grande intelligence, d'un don naturel pour l'administration et le commandement, d'un sens pratique remarquable et d'une énergie inlassable, mais également à celui du poète, si cher au coeur des Russes, Alexandre Pouchkine. A propos de Catherine, il faut rendre à la vérité historique ce qu'on lui doit. Si cette femme a marqué son temps d'un prestige flamboyant, elle a eu aussi des faiblesses, inextricablement mêlées à ses qualités. La résolution pouvait facilement devenir cruauté, l'ambition nourrissait l'orgueil, voire la vanité, la propagandiste habile n'hésitait pas à affirmer des mensonges, quant à son égoïsme, il était sans limite, cette femme ne voyait rien en-dehors d'elle.Si son règne fut l'un des plus glorieux de l'histoire russe, marqué par un profond bouillonnement culturel, cette souveraine si séduisante et volontaire, qui sut oublier son origine allemande en devenant l'incarnation même de la Russie, a sacrifié à une noblesse soucieuse de conserver ses privilèges les idées généreuses que son intelligence éclairée et son intimité avec les philosophes français Voltaire, Diderot et Montesquieu lui avaient permis d'acquérir. C'est ainsi que le gouvernement de Catherine, en renforçant les privilèges de la noblesse, a contribué à la légalisation du servage en Ukraine et, pour ainsi dire, à l'uniformisation de ce fléau dans tout l'empire. Mais nous devons aussi à la vérité que les milliardaires d'aujourd'hui, nouvelle aristocratie de l'argent, seront tout aussi avides pour sauvegarder leurs acquis. L'homme n'a pas changé, c'est seulement l'argent qui a changé de poche.
Il n'en reste pas moins que son siècle fut marqué par l'influence française, d'autant mieux que l'impératrice entretenait une abondante correspondance avec Voltaire. Leurs éloges réciproques ne peuvent manquer d'amuser de nos jours par leur emphase. Voici quelques qualificatifs que Voltaire destinait à Catherine, plus flagorneur à son égard que cette dernière lui versait une pension royale. Ainsi la nommait-il  : L'incomparable, l'Etoile du nord, Le paradis terrestre - ou lui adressait-il, dans son courrier, des expressions admiratives comme celles-ci : Heureux qui voit vos augustes merveilles ! - Oh Catherine ! heureux qui vous entend ! - Plaire et régner, c'est votre talent ; mais le premier me touche davantage ; par votre esprit vous étonnez le sage, qui cesserait de l'être en vous voyant ! - De tels excès courtisans ne manquent pas de piquant de la part d'un philosophe qui entendait favoriser la suprématie de la Raison.

L'autre personnage est, comme je l'écrivais plus haut, le plus grand poète de la langue russe, Alexandre Pouchkine, créateur d'une esthétique moderne de la prose et considéré comme le symbole même de Saint-Pétersbourg. Son oeuvre - écrit Fédorovski - marque le couronnement d'un siècle de maturation de la langue littéraire russe. Homme des Lumières, il scella l'union de l'esprit entre deux siècles, le XVIIIe qui l'inspira et le XIXe où il vécut. A cette fusion s'ajoute une autre dimension : le plus grand poète russe fut aussi le plus français. Il parlait notre langue à la perfection ainsi que quelques autres dont l'espagnol et l'allemand. Il avait pour aïeul maternel un noir abyssin adopté par Pierre le Grand qui le fit général avant de le marier à une dame de la cour. De cet ancêtre, Alexandre Pouchkine tenait ses lèvres épaisses, son teint olivâtre et ses cheveux crépus. La goutte de sang tombée d'Afrique dans la neige russe - écrira à son propos Melchior de Voguë. A cela s'ajoutait le don d'écrire, de plaire et d'éblouir. Admis au lycée de Tsarskoïe Selo fondé par Alexandre Ier, il y fit ses études de 1811 à 1817 et vécut dans le parc du palais ses premiers émois amoureux, s'y attardant les nuits de pleine lune auprès de la belle Marie Charon-Laroze, jeune veuve qui traînait dans son sillage une mélancolie distinguée. Ses études terminées, le poète s'éloigna de Tsarskoïe Selo, mais y revint avec sa jeune femme Nathalie Nikolaïvna, de quatorze ans sa cadette, considérée comme la plus belle femme de Saint-Pétersbourg et qui avait fait forte impression sur la cour et sur l'empereur Nicolas Ier lui-même. Ensemble ils aimaient marcher le long de la façade du palais rehaussée par les célèbres dômes dorés de la chapelle et assister aux bals qui s'y déroulaient fréquemment. Si bien que Tsarskoïe Selo devint pour les générations futures la Terre Sainte de la poésie russe. Pouchkine n'avait-il pas consacré de nombreux vers à ce lieu exceptionnel qu'il avait profondément aimé ? En souvenir de ses années de jeunesse, lors des fêtes du centenaire de sa naissance le 26 mai 1899, dans le jardin attenant au lycée, on posa la première pierre d'un monument à sa mémoire d'après le modèle  de Robert Bach. Ce dernier fut érigé aux frais des habitants, afin de perpétuer leur amour pour le génie de la poésie russe. C'est ainsi que Tsarskoïe Selo unit tous les arts à leur degré le plus élevé.

Pour prendre connaissance des précédents articles consacrés à la Russie, cliquer sur leurs titres :

Retour de Russie : de la Volga à la Neva   La Russie au fil de l'eau 


Saint-Pétersbourg ou le songe de Pierre   Pavlosk ou le sourire d'une nuit d'été