World Inc.

Par Frédéric Romano
- Moi : … snif…
- Lui : Arrête de faire le con et descend de là…
- Moi (tremblant): Je sais pas, j’ai le vertige…
- Lui : Ok, bouge pas, je m’approche.

Il est cinq heures, Place du progrès. Robert compose le code et les portes s’ouvrent. Il salue le garde, le remercie pour sa bienveillance et s’assure que rien n’a perturbé les travaux de nuit. Il descend ensuite au deuxième sous-sol, dépose son repas au réfrigérateur et se sert une tasse de café. À six heures précises, Robert allume les lampes du bâtiment. C’est grâce à lui que tout commence.

À sept heures moins dix, Augustine traverse le grand hall d’un pas décidé et emprunte l’entrée de service menant aux bureaux. Elle salue quelques collègues déjà installés. Après quelques bises et quelques mots échangés, elle se prépare un thé qu’elle boira presque d’une traite. À sept heures trente, elle rejoint son poste tout au fonds du grand hall après avoir allumé les écrans publicitaires et disposé les dépliants sur les présentoirs. Une heure plus tard, elle ouvre la porte au public et aux autres membres de la société. C’est grâce à elle que tout le monde entre.

Deux heures auparavant, Salma avait déjà pris son service. À huit heures, elle est au troisième niveau où, après avoir passé l’aspirateur, elle nettoie les toilettes et parfume l’air. Elle règlera ensuite la climatisation et préparera, aux autres étages, le service de dix heures. Grâce à Salma, tout le monde respire.

Ètage quatre, bureau deux cent six, Guillaume vient de déposer ses dossiers sur sa tablette. Il est huit heures quarante, il inspecte scrupuleusement le courrier déposé en tas sur son clavier. Encore des réclamations, encore des insultes. Il va vraiment falloir réviser les tarifs. Guillaume consulte son agenda, tourne nerveusement les pages et note de prendre contact avec les services comptabilité et communication pour présenter le problème à la prochaine réunion. Depuis deux mois qu’il est en fonction, Guillaume espère encore que tout peut changer.

Deux étages plus haut, le boucan infernal des sonneries téléphoniques a déjà débuté depuis une bonne demi-heure. Chacun est bien installé dans sa case. Ils n’ont sur leurs bureaux qu’un large écran reprenant le numéro de l’appelant. Pour chaque problème ou chaque question, il leur est demandé d’encoder le nom et le numéro du client et d’ensuite faire de leur possible pour satisfaire celui-ci. On leur donne une minute par appel. Passé ce délai, le “score” diminue. Sur le mur, face à eux, un énorme tableau est automatiquement mis à jour. Le nombre d’appels réglés pour chaque employé y est mentionné et un classement est établi. Chaque jour les trois derniers sont virés, sacrifiés au nom de la productivité. Les autres espèrent que, demain, le réservoir d’eau sera plein.

Au neuvième étage, à dix heures quinze, Monsieur Broebaker est en pleine réunion avec son comptable, Gustave Lorié. Après s’être inquiété de la santé de ses enfants et avoir ranimé quelques souvenirs de jeunesse, il est temps d’analyser les résultats et de tirer les conclusions. Gustave est optimiste, la société se porte bien. Les chiffres sont en hausse et la compagnie détient toujours la grosse majorité des parts du marché. Denis Broebaker est silencieux, il écoute attentivement son comptable énumérer les bénéfices et partager de temps à autre une anecdote ou une plaisanterie qu’il encadre de petits rires étouffés. Les conclusions sont limpides. Le nouveau système d’engagements temporaires au standard téléphonique centralisé est indéniablement une réussite. Le roulement du personnel permet de maintenir un taux d’engagement exceptionnel pour une société électrique. Les employés eux ne bronchent pas et ceux qui doivent partir, même s’ils menacent de représailles de temps en temps, disparaissent le plus souvent sans scandales. Denis et Gustave concluent donc dans un esprit détendu en se jurant qu’à treize heure ils ne se laisseront plus duper par l’image pseudo chique de ce nouveau restaurant qui vient d’ouvrir au coin de la rue. C’est deux là voudraient que tout continue.

Le onzième étage n’a pas de plafond, sinon le ciel. Il est dix heures trente et sur les toits de la société d’électricité, on entend le bouillonnement de la ville réveillée depuis quelques heures déjà. Un homme est debout sur la rambarde. Une goutte de sueur coule de son front, se charge de larmes en passant sur sa joue et termine sa course absorbée dans le col de coton de sa chemise blanche. À huit heure trente, il poussait le portillon d’entrée et saluait Augustine dans le grand hall d’entrée. En discutant avec Robert, il avait sans difficulté subtilisé les clés des portes d’accès aux toits. Quelques étages plus haut, il avait embrassé Salma en la croisant et avait déposé le courrier sur le bureau de Guillaume. C’était une journée comme toutes les autres, à un détail près. L’homme n’avait pas pointé et personne n’avait remarqué qu’il ne faisait plus partie du personnel. La veille, à dix-sept heures, Il était au bas du classement et son nom était inscrit en rouge sur le grand tableau d’affichage. Il se tient maintenant à cinquante mètres au-dessus de la Place du progrès. René, c’est son prénom, voudrait que tout finisse.