Dans la « grande chanson » arabe de naguère, les amants pleurent à n’en plus finir leur séparation. Les temps changent et, aujourd’hui, la grande vedette irakienne de la chanson, Kadhem Saher (كاظم الساهر), enregistre avec Asmae Lemnawar (أسماء المنوّر : une chanteuse marocaine qui se produit souvent dans le Golfe), Al-Mahkama (المحكمة : le tribunal), un duo déchirant qui raconte le plaidoyer passionné des parties adversaires devant le juge chargé de prononcer leur divorce (extraits des paroles dans cet article d’Al-Akhbar, en arabe comme tous les autres liens de ce billet).
Comme Kadhem et Asmae dans cette chanson, « du Golfe à l’Océan », le monde arabe est traversé par « la crise du divorce ». En Jordanie par exemple (article sur Middle-East Online), on en est à une moyenne de 13 000 séparations par an pour 65 000 mariages (avec une population totale de 6 millions de personnes environ). En Arabie saoudite, où les images « romantiques » du feuilleton turc qui a eu un tel succès auprès du public arabe (voir ce billet) ont été accusées d’avoir contribué à aggraver le phénomène, on connaît des chiffres comparables : plus de soixante séparations quotidiennes devant les tribunaux (pour une population qui approche toutefois les 30 millions d’habitants), si bien que 60% des mariages (selon cet article dans Al-Akhbar) se termineraient désormais par une séparation. A Gaza, les statistiques des tribunaux religieux révèlent que l’on a connu, durant l’année 2007, environ 2 000 divorces contre 12 000 mariages (article dans Al-Quds al-‘arabi).
On pourrait multiplier les exemples d’une situation que l’on a tendance à attribuer essentiellement à la pauvreté et au chômage. Pourtant, même dans cette enclave déjà victime à l’époque du blocus imposé par Israël (sans que la communauté internationale ne s’en émeuve outre mesure d’ailleurs, y compris en ce jour de fête pour les musulmans…), les observateurs notent que les procédures de divorce sont bien souvent le fait de jeunes femmes poursuivant des études universitaires et qui, une fois mariées, n’acceptent pas le fait de devoir les abandonner.D’ailleurs, aux Emirats où le contexte économique est pour le moins très différent, l’augmentation très rapide du nombre de jeunes femmes célibataires ne peut pas s’expliquer par le seul coût du mariage, mais bien par un taux de divorce qui n’a jamais été aussi fort, en particulier chez les jeunes (90% des séparations ont lieu chez les moins de 30 ans). Et les statistiques montrent bien que le phénomène concerne tout particulièrement les jeunes femmes diplômées (article dans Al-Quds al-‘arabi). Dans un pays où les données démographiques ont une importance toute particulière, les autorités ne prennent pas à la légère la « pandémie du divorce » ! Avec toutes les précautions possibles, elles ont donc accepté l’ouverture de quelques agences matrimoniales chargées de trouver un mari aux « vieilles filles » (عوانس) dont le grand nombre est sans doute vécu comme une menace pour la fertilité nationale du fait d’une population autochtone très minoritaire.
En Jordanie également où l’on a constaté que presque la moitié des procédures de séparation (6 000 sur 13 350 en 2007) interviennent « avant la consommation du mariage » (qabla al-doukhoul قبل الدخول), certains ont bien conscience que le problème ne se limite pas aux seuls facteurs économiques. Les associations religieuses, musulmanes ou chrétiennes, qui tentent d’endiguer le phénomène considèrent désormais que le traitement d’un problème sans doute aggravé par la crise passe par un travail d’éducation et d’information auprès de la jeunesse.
Celle-ci, très vraisemblablement, ne partage plus totalement les valeurs et les aspirations des générations précédentes. Même si le divorce demeure le plus souvent, comme partout ailleurs, un drame individuel dont les femmes sont le plus souvent les victimes, « la crise des divorces » traduit une mutation sociale dont on peut mesurer la profondeur dans tout le monde arabe mais en particulier en Arabie saoudite. Dans un pays où divorcer est pourtant une vraie prise de risque pour une femme qui peut se retrouver totalement à la merci de sa famille et réduite à un statut de bonne à tout faire, près de la moitié des mariages (selon une étude réalisée dans la région de La Mekke) se terminent cependant par une séparation dès la première année (article publié dans Al-Hayat en août 2007).
Là encore, les problèmes financiers, aussi réels soient-ils, ne sauraient expliquer que près de 2 millions de jeunes Saoudiennes soient aujourd’hui sans mari. Au contraire, comme le révèle une enquête publiée dans le quotidien saoudien Al-Watan en septembre 2007 (et réalisée essentiellement par de par jeunes journalistes femmes), c’est pour nombre d’entre elles un choix, motivé par le fait que la vie professionnelle est à leurs yeux une manière de se réaliser plus satisfaisante que la vie au foyer avec des enfants.
Dès lors que l’évolution touche également les jeunes hommes, qui sont de plus en plus nombreux, quand leur situation le leur permet, à vivre leur vie loin de la maison familiale sans se presser outre mesure pour fonder un foyer(article dans Elaph), on devine que la « crise du mariage »est bien loin de se résumer à une simple question d’argent. Dans la société arabe d’aujourd’hui, l’affaiblissement de l’institution du mariage et le désir “d’une belle vie” à l’occidentale révèlent, au contraire, une extraordinaire évolution sociale aux conséquences insoupçonnables.
Illustration trouvée sur The Arabic Student, un blog qui peut être utile à ceux qui s’intéressent aux dialectes. Quant à la revue Just Divorced, elle a été lancée en Egypte il y a un peu plus d’un an mais n’a pas vraiment été un succès, en dépit de tout ce qu’on affirme dans ce billet !!!