Contes du Chemin de Saint-Jacques (7)
Le premier jour fut difficile. Il avait plu pendant les deux semaines précédentes. L’eau était partout transformant les sentiers en ruisseaux ou en marécages et quand ils arrivèrent à Monistrol pour y passer la nuit, ils étaient trempés. La seconde journée fut pire encore. Dans la nuit, le vent avait forci et poussait de lourds nuages chargés d’un grésil qui leur giflait le visage et ne leur laissait pas un instant de répit. De plus, en grimpant le col de l’Hospitalet, Marc, qui marchait en tête, manqua une balise. Ils se perdirent et l’étape, déjà longue, se fit interminable.
Quand ils arrivèrent au refuge, ils étaient épuisés. Pierre, surtout, allait mal. C’était le moins résistant des quatre. Pendant leurs balades dominicales, il avait toujours du mal à se maintenir à la hauteur des trois autres. C’est pourquoi il parlait peu, se cantonnant dans un rôle d’auditeur attentif, parfois complaisant, il en avait conscience, qui lui permettait de consacrer toute son énergie à l’effort nécessaire pour ne pas se laisser distancer. Pour lui l’après-midi avait été plus qu’éprouvant. Il passa une mauvaise nuit, réveillé à plusieurs reprises, par des crampes intolérables qui lui mordaient les mollets et le dos.
Le lendemain le vent soufflait du nord-est. Il avait chassé nuages, pluie et grésil mais apporté, en compensation, un froid aigre et mordant contre lequel il était difficile de lutter. Les quatre se remirent en route. Stéphane marchait devant imposant à tout le groupe son allure de grand gaillard sportif.
Quand il arriva au gîte d’Aumont-Aubrac, il se jeta tout habillé sur un lit et resta là, muet, assommé de fatigue et de douleur. A la tombée de la nuit, il trouva enfin la force de se lever et de soigner tant bien que mal ses pieds martyrisés. En claudiquant, il rejoignit ses compagnons dans la grande salle commune où était servi le repas. Ceux-ci l’accueillirent par des plaisanteries sur sa défaillance. Il n’y répondit pas. Cela les vexa. Sans faire plus attention à lui que s’il n’avait pas été là, ils se mirent à discuter entre eux de l’étape du lendemain qui devait leur faire traverser le rude plateau d’Aubrac. Pierre était si las qu’il ignora leur mesquinerie. Aussitôt le souper avalé. Il retourna se coucher. Sa nuit fut aussi mauvaise que l’avait été la précédente.
Au matin, le vent soufflait toujours. Dès les premiers mètres, Pierre sut qu’il ne pourrait pas suivre. A force de volonté il parvint pourtant à coller au groupe jusqu’à Lasbros mais, dans la côte qui suit le village, ses forces le trahirent et, comme la veille, il fut obligé de laisser les autres s’éloigner.
Bientôt il ne les vit plus. Le chemin montait à travers une forêt. Les arbres le protégeant du vent il reprit confiance et tenta une accélération. Aussitôt, ses jambes le rappelèrent à l’ordre. Il ralentit espérant que la douleur se lasserait et qu’il pourrait rattraper ses compagnons.
Il s’assit et, en essayant de se protéger au mieux du vent qui soufflait avec une violence redoublée, il entama un sandwich. Il se sentait à bout de tout et la nourriture passait mal. Il se força pourtant puis, ce semblant de repas achevé, il se redressa et repartit sur le chemin qui serpentait entre les estives désertes, décidé, dès qu’il atteindrait l’étape à abandonner un voyage devenu cauchemardesque.
C’est alors que la pluie se remit à tomber. Il avançait de plus en plus difficilement. Soudain au croisement de deux pistes, il glissa sur une grosse pierre ronde et s’affala lourdement dans une flaque de boue. Cela acheva de le désespérer. A quoi bon se relever, reprendre ce chemin infernal. Il resta prostré de longues minutes puis il redressa tête et il aperçut à quelques mètres du sentier ce qu’il prit d’abord pour une cabane de berger. Il se leva et se dirigea dans sa direction. C’était une petite chapelle dressée là, solitaire, au milieu des étendues désertes du plateau.
Pierre s’allongea sur le lit et sombra presque aussitôt dans un profond sommeil. Il en fut tiré quelques heures plus tard par la jeune femme du chemin. Une bonne odeur de soupe chaude parfumait la maison et pour la première fois peut-être depuis son départ, Pierre se sentit bien. Pourtant, quand il posa les pieds par terre, il ne put retenir une grimace de douleur.
« Diègue vous soignera après le repas, dit son hôtesse. Il en sait plus sur ce genre de maladie que tous les médecins. Mais d’abord il faut manger. Appuyez vous sur moi je vais vous aider.» Pierre lui demanda comment elle s’appelait : « J’ai un drôle de nom, répondit-elle, en riant. Vous ne pourriez pas le prononcer. Appelez- moi Angèle si vous voulez.» Dans la cuisine, Diègue les attendait. Ils s’installèrent autour de la table. L’homme récita une courte prière puis il les servit dans de grandes assiettes creuses en faïence peinte.
Pierre le but d’un trait puis, tout en mangeant, il raconta son histoire. Il dit tout, les promenades autour de Paris. La préparation, le départ du Puy, sa faiblesse grandissante, son désespoir après l’abandon de ses compagnons. Mais, comme si le vin en même temps que son parfum lui avait communiqué sa gaieté, il sut dire tout cela de façon si plaisante, n’hésitant pas à moquer d’abord ses propres ridicules, que le récit de ses mésaventures fit rire Angèle aux éclats, cependant que Diègue souriait dans sa barbe. Pour finir, il raconta ce qui s’était passé dans la chapelle et il ajouta : «C’est étrange, j’ai entendu votre voiture juste au moment où je souhaitais qu’on m’aide. Le hasard fait parfois bien les choses…» Angèle sourit : “ Il est temps que Diègue regarde vos pieds, lui dit-elle, installez vous là.» Pierre alla s’asseoir dans le fauteuil que lui désigna la jeune femme. Diègue alors s’approcha. Il examina longuement les pieds du marcheur puis, après les avoir enduits de pommade, il entreprit de les masser. Pour finir il les enveloppa dans un pansement afin, précisa-t-il, que le baume fasse son effet pendant la nuit. Ensuite Angèle et lui l’aidèrent à regagner sa chambre. Là, Pierre se coucha et dormit jusqu’au matin d’un sommeil sans rêve.
Le lendemain, l’odeur du café le réveilla. Il se leva et s’étira. Il se sentait parfaitement bien. Il retira les pansements et examina ses pieds. Les plaies avaient séché pendant la nuit et semblaient en bonne voie de guérison. Il s’habilla et se rendit à la cuisine. Angèle et Diègue l’y attendaient. Ils déjeunèrent ensemble. Pendant qu’ils mangeaient. Angèle lui demanda ce qu’il comptait faire. Il répondit qu’il souhaitait continuer. Il irait moins vite en attendant que ses pieds guérissent puis, s’il le pouvait, il accélérerait
- Mais, conclut-il, je veux arriver à Saint-Jacques et je prendrai le temps qu’il faudra.
Ils l’approuvèrent. Diègue renouvela les pansements de ses pieds. Il lui donna un petit tube de pommade en lui recommandant de l’utiliser jusqu’à la guérison complète.
- A présent, dit Angèle, je vais vous ramener là où je vous ai trouvé.
Ils montèrent dans la voiture. L’Aubrac était plongé dans un épais brouillard et Angèle conduisait lentement les yeux fixés sur le bord de la piste. Ils arrivèrent bientôt à la chapelle. Pierre descendit, prit son sac et son bâton.
- Au revoir, dit Angèle.
Et sans lui laisser le temps de dire merci. Elle repartit et disparut dans le brouillard.
Pierre était désolé. Il n’avait même pas eu le temps de lui demander son adresse. Il se dit qu’il se renseignerait à Nasbinals. Mais au village, où il arriva trois heures plus tard, personne ne put rien lui dire sur Angèle et son compagnon. Il y avait bien dans la direction d’où il venait, quelques anciens burons mais ils étaient abandonnés et nul n’habitait là depuis longtemps. Si Pierre n’avait pas eu aux pieds les pansements de Diègue il aurait presque pu croire qu’il avait rêvé. Il finit par renoncer et se dirigea vers le gîte communal où il avait décidé de passer la nuit.
- Contente que tu sois arrivé jusqu’ici, dit l’ange.
- Les vieilles recettes sont toujours les meilleures ajouta Saint Jacques. Pour les pieds, je l’ai toujours dit rien ne vaut l’huile d’olive et les pétales de lys.
- Mais vous parlez… balbutia Pierre
- Evidemment puisque tu nous entends, répondit Angèle, mais ne le dis à personne. Le patron et moi nous préférons travailler dans la discrétion.
- Alors dans l’Aubrac ?
- C’était un miracle. Mais je te le répète, pas un mot à qui que ce soit.
- Il y a une chose que je ne comprends pas.
- Dis toujours.
- Pourquoi être venu me chercher en deux-chevaux
- Parce que les anges préfèrent les deux-chevaux. Quoi d’autre ?
- Rien !… Si : pour vous remercier. Qu’est-ce que je dois faire ?
- Ça, mon vieux, c’est à toi de deviner.
Et les statues se figèrent de nouveau dans leur immobilité. Pierre les regarda fixement quelques instants puis il sourit. Il avait trouvé. Quand il sortit de l’église, la lumière tendre et mystérieuse du ciel de Galice baignait le chemin. Il se remit en route, droit vers le soleil couchant. On ne le revit jamais à Paris
C’est quelques mois plus tard qu’apparurent dans les rayons de parapharmacie des officines et des grandes surfaces spécialisées, la pommade Angela. D’abord confidentielle, sa diffusion, rapidement devenue nationale puis européenne, est maintenant mondiale. Les marcheurs des cinq continents n’oublient jamais de glisser dans leur sac le célèbre tube décoré de deux ailes. Il est juste de dire que ce produit, dont la composition est tenue secrète, le mérite. Son prix est des plus modiques et son efficacité contre les ampoules et les autres inconvénients qui affligent randonneurs et pèlerins n’est plus à démontrer. Il est fabriqué à proximité d’un bourg du Cantal pour lequel l’implantation de l’usine a été une vraie providence. Son propriétaire, qui a la réputation d’être un peu original, s’intéresse tout particulièrement aux églises qui jalonnent le Chemin de Saint Jacques. Il vient de faire don à l’une d’elles d’un vitrail un peu étonnant : Au centre, Saint Jacques, s’avance, vêtu en pèlerin; derrière lui, bien visible au milieu des paysages désolés de l’Aubrac, il y a une deux-chevaux, conduite par un ange.
Chambolle