Ce n'était pas la premère fois que je la rencontrais, elle à terre et moi debout. Hier, ce déséquilibre me fut
insupportable et je l'ai rejointe, un instant, juste un instant. J'aurai voulu lui dire combien nous étions proches, même si nous ne parlions pas la même langue. Ce n'était pas de charité dont il
fut question à cet instant, mais de présence, de réelle présence, incarnée dans nos regards qui ne se dérobaient pas. Elle et son enfant, assis au coin d'une rue d'une grande ville, plus atteints
par l'indifférence et le rejet que par le froid et la pollution. En me relevant, je savais que je les emportais avec moi, qu'ils faisaient désormais partie intégrante de ma mémoire.
Mémoire. Hier justement, je choisis d'aller au Centre d'Histoire de la Résistance et de la Déportation où se tient l'exposition "Peuple Tzigane. Le silence et l'oubli". J'allais à la
rencontre de mon inconnue, non dans un "processus de concurrence des mémoires", mais bien au contraire dans une volonté de réappropriation d'une proximité historique et géographique. Je ne
peux qu'inviter ceux qui sont dans la région lyonnaise à voir cette exposition. Elle rappelle d'abord l'histoire de l'internement des Tziganes depuis sa genèse, en revenant sur la politique
de la 3ième République à l'égard des nomades. Je ne savais pas que dès 1912 les Tziganes se virent imposer un carnet anthropométrique d'identité, visé et tamponné par les autorités
municipales à chacune de leur halte. Ce carnet devint un formidable outil de fichage qui servira dès 1939, lorsque les premières interdictions de circuler leur furent
appliquées.
Si les Tziganes de France ne furent pas déportés, ils connurent cependant des mesures de confinement. Les autorités les parquèrent dans des camps spécifiques, à Saliers, dans les Bouches du
Rhône, entre autres. Les conditions sanitaires étaient épouvantables mais juste un degré en dessous par comparaison avec le cercle de l'horreur qui avala les Tziganes
d'Allemagne ou des pays sous contrôle du Reich, dont la Pologne. Considérés comme asociaux du fait de leur mode de vie non sédentaire et de race impure, eux-aussi, les Tziganes connurent
le même destin que les juifs d'Europe et furent déportés dans des camps de concentration. C'est un fait peu mis en lumière, et même si le nombre des victimes Tziganes n'a pas de
commune mesure avec les 6 millions de déportés juif devenus cendre et poussière, il n'en reste pas moins qu'ils subirent un sort épouvantable.
Si hier nous avions été en 1942, mon inconnue, son enfant dans les bras, comme moi d'ailleurs, aurions peut-être été prises dans une raffle. Nous nous serions trouvées à égalité au
terme du voyage sans retour qui nous aurait conduites à Auschwitz.. Son enfant aurait été l'une des victimes du Docteur Mengele, objet et non sujet d'expérience atroce, puis jeté dans la
chambre à gaz. Mais c'était hier.
La question brûlante de la place des Tziganes dans nos sociétés sédentaires est toujours d'actualité. Elle renvoie au racisme et à l'ostracisme dont ils sont toujours victimes, que ce soit en
Roumanie ou ailleurs en Europe centrale et orientale. Comme souvent, c'est d'ignorance qu'il s'agit, ignorance d'un mode de vie, d'une culture diamétralement aux antipodes de la nôtre. Cela
fait-il obligatoirement de ces êtres humains des personnes non respectables?
J'entends partout parler de libre circulation des biens et des personnes, dans une Europe unie pour le bien de tous ses citoyens. Jean Monnet, le père de l'Europe, n'était pas un utopiste,
mais un véritable humaniste. Il n'avait pas rêvé d'un espace peuplé de citoyens "plus égaux que d'autres". Un pays se grandit losqu'il donne à chacun les moyens de trouver sa véritable place. Et
je ne crois pas que la place de mon inconnue d'hier et de son enfant soit par terre.
* Exposition jusqu'au 9/12/2007 Centre d'Histoire de la Résistance et de la Déportation
14 Avenue Berthelot 69007 Lyon.