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Anquetil-Duperron, ou la passion savante (4/4)

Publié le 17 septembre 2009 par Olivia1972

La Révolution était survenue. En septembre 1792 il refusa de prêter le serment civique qu'elle exigeait de tous les corps de l'Etat et fut démis de ses fonctions à la Bibliothèque nationale. En avril 1793 il passa vingt-quatre heures dans les prisons de la Terreur. Il en sortit mais en décidant de se retirer du commerce des hommes, ne se voyant plus de raison d'exister autre que sa quête de connaissance : « je prêterai une main secourable à ma patrie chancelante si, alors que la faiblesse vertueuse se heurte à la perversité impudente, je lutte, pour ma part, contre l'ignorance, véritable artisan des maux de la France, par l'étude de la littérature orientale et grecque ».


Les académies sont abolies quelques mois plus tard. Retiré du monde, sans ressources, vendant ses meubles et même une partie de ses livres pour survivre, vivant « sans feu même en hiver, d'un peu de pain, de lait, de fromage et d'eau de puits », il déclare être un brâhmane, un renonçant des bords de la Seine, presqu'un mystique : « seul absolument libre ... faisant une rude guerre à mes sens, je triomphe des attraits du monde ou je les méprise, aspirant avec ardeur et des efforts continuels vers l'être suprême et parfait ... »


Ces années laborieuses et dramatiques aboutissent à la publication de la traduction latine de l'ensemble de l'ouvrage de Dârâ Shukôh avec le titre « Oupnek'hat »(c'est-à-dire Secret à garder) en deux forts volumes parus en 1801 et 1802.

Précurseur de l'anticolonialisme, il a été témoin de la défaite de la France en Inde et de la conquête par l'Angleterre. Il en a conçu à la fois une animosité grandissante au cours des années contre les Anglais et des projets de reconquête de l'Inde sur ces nouveaux dominateurs, pour rendre aux Indiens leurs droits de propriété et de prospérité, en établissant la justice dans de nouveaux modes de relations commerciales avec l'Europe. Il échafaude de tels plans politiques tout au long de sa vie. En 1803 il propose encore un plan d'alliance franco-russe pour intervenir contre l'Angleterre dans une terre aussi lointaine que l'Inde.


Avec les années, ses opinions se radicalisent et s'universalisent. Il poursuit tous les préjugés sur les races et les communautés humaines de toutes les régions du globe. Il laissera à sa mort un recueil manuscrit de textes s'échelonnant de 1780 à 1804, publié seulement en 1993, intitulé Considérations philosophiques historiques et géographiques sur les deux mondes. Il y traite principalement de l'Amérique et des peuples du Grand Nord. C'est la réfutation de tous les arguments visant à prouver une hiérarchie des peuples et des cultures.


Champion de la liberté, il accueillit favorablement les premiers jours de la Révolution française. Mais il n'accepta pas la disparition du pouvoir monarchique. Il s'emporta avec son ardeur obstinée contre la Terreur. Homme d'ordre, il était près d'accepter le gouvernement de Bonaparte. Mais il reconnut vite le despote et l'impie, dans celui qui avait ramené l'ordre intérieur à son bénéfice. Il fut réintégré à l'Académie le 3 janvier 1803. Pendant à peine un peu plus d'un an, il participa aux séances, jusqu'au jour où il démissionna, refusant de prêter le serment de fidélité que Napoléon en accédant à l'empire imposa de nouveau à tous les corps de l'Etat.
Dans sa lettre de démission adressée à Chaptal le 28 mai 1804, il en explique les raisons :

« Je suis homme de lettres, et ne suis que cela, c'est-à-dire un zéro dans l'Etat. Je n'ai jamais prêté de serment de fidélité, ni exercé aucune fonction civile ou militaire : à 73 ans, prêt à terminer ma carrière, qui a été laborieuse, pénible, orageuse, je ne commencerai pas : la mort m'attend, je l'envisage de sang-froid. Je suis et serai toujours soumis aux lois du gouvernement, sous lequel je vis, qui me protège. Mais l'âme que le Ciel m'a donnée, est trop grande et trop libre, pour que je m'abaisse et me lie en jurant fidélité à mon semblable. Le serment de fidélité, dans mes principes, n'est dû qu'à Dieu, par la créature au créateur. D'homme à homme, il a à mes yeux un caractère de servilité auquel ma philosophie indienne ne peut s'accommoder... »


Cette lettre est son testament. Il s'éteignit quelques mois plus tard le 19 janvier 1805.


Cette personnalité qui aimait l'homme mais se heurtait à presque tous les hommes, cette œuvre hors du commun, n'ont pas été reçues aisément par ses contemporains. Le caractère impulsif, rude, obstiné du personnage, les écrits séducteurs mais chargés d'informations techniques et de digressions perpétuelles, la critique mordante, tout en lui présentait un abord difficile. Mais, somme toute, la République des Lettres le reçut favorablement, si l'on passe sous silence quelques querelles issues de la rivalité franco-anglaise. Il ne fut pas ignoré. Toute l'Europe cultivée l'a reconnu comme savant et l'a consulté, sachant trouver chez lui ou dans ses ouvrages une information de première main et un jugement de qualité scientifique, même après sa mort, jusqu'au milieu du XIXe siècle.


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