Sociologie de la bourgeoisie

Par Argoul

« Le » Pinçon-Charlot est un classique sur la grande bourgeoisie, comme hier le Baudelot-Establet l’était sur la petite. Pour les auteurs, la grande bourgeoisie a le pouvoir économique, mais surtout le capital culturel, social et symbolique qui la légitime « naturellement » en tant que classe. Aucun autre groupe social ne se sent aussi solidaire d’intérêts communs depuis que la vulgate marxiste a fait faillite dans le discours politique et que la mondialisation a fragmenté les métiers et fragilisé les travailleurs. Bien que citant souvent Marx, incontournable pour ses analyses de l’économie des classes, l’étude prouve surtout la pertinence des analyses de Max Weber sur la distinction et le renouvellement des élites. Les auteurs s’appuient sur Pierre Bourdieu pour la légitimation. La majorité des sociologues se sont précipités vers l’étude des classes miséreuses, par tropisme affectif et bonne conscience ; bien peu ont étudié l’autre extrémité de la société. Le constat est pourtant éclairant : « La société française du début du XXIe siècle est profondément inégalitaire » p.4.

Comme les différences sociales se cumulent, les privilèges s’accumulent : un pauvre parmi les pauvre ne cumulera que de la pauvreté, mais il n’y a pas de limites à la richesse cumulée. L’aisance matérielle ne suffit pas à faire d’un quidam un grand bourgeois, il doit en avoir les manières, le savoir-être culturel, être admis aux mêmes fréquentations et avoir une stratégie matrimoniale et patrimoniale de transmission de sa lignée. A la seconde ou troisième génération, il pourra « en être » ; avant, il ne sera qu’un parvenu. Le mérite de ce livre est de montrer que la richesse est un processus collectif dont le compte en banque n’est qu’accessoire. Le capital de classe est :

 Economique - Les fortunes sont concentrées, les 1% des Français les plus riches possèdent 21% du patrimoine national, les 5% en ont 39%, les 10% ont 53% (chiffres 1998). Les patrimoines sont plus concentrés que les revenus dont les écarts sont de 1 à 4 entre les 10% les plus riches et les 10% les plus pauvres, mais de 1 à 80 pour les patrimoines. La situation a empiré depuis dix ans. La grande bourgeoisie se situe parmi les 10% les plus riches sans que tous ces 10% soient grand-bourgeois ; ils ne sont guère qu’un à deux millions de personnes (sur 60 millions).
 Social – La richesse est un réseau durable de relations utiles, l’appartenance au groupe permettant de passer tous les revers de l’existence professionnelle ou affective. Contrairement à la vulgate de gauche, les grands bourgeois sont les moins individualistes des Français : ils sont collectivistes, alliant une sociabilité intense entre soi au regroupement dans des quartiers chics, voire des villas fermées de copropriété privée, en villégiature dans des lieux réservés (Megève, Les Portes-en-Ré, Beaulieu sur mer, Marbella, l’île Moustique, Saint Barth, etc.), socialisant en clubs, cercles, sociétés de chasse et activités caritatives. Les rallyes de jeunes, soigneusement sélectionnés, visent à promouvoir les mariages entre soi pour éviter l’érosion des fortunes. Il faut « se situer », d’où l’importance du Bottin Mondain et des annuaires des collèges ou écoles reconnus.
• Culturel – Le capital est acquis dès l’enfance par les manières, la familiarité avec les œuvres d’art, du décor de l’appartement parisien au château des ancêtres (ou maison de famille, là où retrouver les cousins chaque été), les traditions familiales (opéra, musées, salle des ventes, mécénat), les collèges privés, la compétition scolaire (concours + grande école ou MBA anglo-saxon), les pieds à terre à Londres ou New York.
 Symbolique – Le prestige naît des façons d’être, acquises par l’éducation dès l’enfance. Elles posent la voix, l’accent, le maintien, l’aisance en société, la connaissance des milieux internationaux. La nurse anglaise, la fille au pair espagnole ou ukrainienne, le collège huppé international ou l’internat, le lycée de beau quartier, la prépa et la grande école ne transmettent pas seulement des savoirs - mais une éducation. La responsabilisation des élèves en dortoirs, les sports, les activités, les sorties culturelles et voyages en groupe, façonnent un être qui a « de la classe ». La magie sociale transforme ces privilèges acquis en qualités « innées », le patronyme familial étant perçu comme une marque qui va de soi.

Cette légitimation symbolique est bien plus forte que le pouvoir économique. Elle constitue véritablement la classe sociale, permettant de passer toutes les péripéties politiques en conservant intacte la légitimité à dominer (ainsi de la noblesse française tout le XIXe siècle aux princes russes encore révérés après 1991). La domination ancrée dans les représentations et les mentalités est bien plus durable que celle, précaire, du capital des sociétés. Le travail n’est la légitimité que du parvenu. L’inscription de la fortune dans la lignée n’appartient qu’au grand bourgeois, visant à transformer l’acquis matériel en ‘sang bleu’. L’ancienne « savonnette à vilain » fonctionne encore parfaitement dans la société de cour qu’est la société française (ce n’est le cas ni en Allemagne, ni en Suisse, ni en Angleterre, ni en Espagne – encore moins aux Etats-Unis, en Russie ou en Chine !). « Un grand bourgeois ne meurt jamais tout à fait. Il donne son nom à une avenue, il écrit ses ‘Mémoires’, son fils reprend l’affaire qui porte son nom. Ce nom demeure. Il n’est jamais vraiment celui d’un individu, mais bien celui d’une lignée qui inscrit ceux qui le portent dans un passé et un avenir communs qu’ils vivront par procuration » p.51. La transmission en lignée suppose tout un travail de socialisation des enfants et des adolescents, un contrôle strict de l’éducation et des relations. La famille y est au cœur et l’épouse joue un rôle central. « Il en va autrement pour la plupart des autres enfants dont les instances de socialisation, singulièrement la famille et l’école, n’offrent pas la même cohérence, source de l’assurance de soi et de la sérénité qui sont caractéristiques des dispositions des dominants » p.90. Si la gauche collectivise ces problèmes de société moderne - en alignant sur le moins disant - la droite les privatise en exigeant de la famille qu’elle éduque totalement.

L’individualisme idéologique (marque du « libéralisme » selon la gauche) est nié pratiquement par la grande bourgeoisie qui défend collectivement ses intérêts, socialise intensément entre soi et légitime sa position : « la réussite personnelle a quelque chose d’inconvenant pour des agents qui ont tous en commun d’être des héritiers » p.103. L’individualisme est le propre de la petite bourgeoisie commerçante, profession libérale ou culturelle, attachée en positif à la méritocratie, à la réussite, à la carrière, à la création. Il est aussi le propre – mais en négatif – des classes populaires par désaffiliation du travail, des syndicats, des partis et même de la famille ; le prolétaire n’a que son corps, qu’il fait jouir (les trois B de la jeunesse hooligan : baise, bière et baston). Les ‘exclus’ n’étant que la représentation extrême de cette désagrégation des classes populaires.

Voilà un bon précis de sociologie pratique qui redresse bien des idées reçues. L’inconvénient de la collection est sa typographie : ses caractères de 2 mm de haut (1 mm pour les encadrés) la réservent aux moins de 50 ans.

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, 2000, La Découverte collection Repères 3e édition revue 2007, 121 pages, 9.02€

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