Quand je suis rentré du travail ce soir, j'ai aperçu un marron au milieu d'une allée qui serpente vers mon immeuble, dans notre domaine. J'aurais pu l'ignorer comme un papier gras, je pouvais tout autant lui donner un coup de pied pour l'envoyer valdinguer sur la pelouse. Mais non, instinctivement je me suis baissé pour le ramasser subrepticement, par crainte qu'on ne me voie peut-être. Si ma femme avait été à mes côtés, elle aurait ricané car j'ai tendance il est vrai à chiner tout ce qui traîne au sol et attire mon regard, capsule de bouteille, clou, que sais-je encore ; je dois faire de gros efforts pour les laisser sur place et passer mon chemin.
Mais comment peut-on résister à l'attrait du marron ? Rondouillard, une forme qui attire toujours la sympathie, brillant et lisse comme un sou neuf, on est naturellement tenté de le prendre en main. Sa taille est parfaitement adaptée à une main humaine normale, il se loge idéalement au creux de la paume et sa texture est admirablement conçue pour qu'on puisse le rouler entre ses doigts, comme un chapelet laïque. Mon pouce adore le caresser et le presser, le serrer dans ma main me détend. J'aime aussi le faire sauter en l'air et le rattraper comme on le ferait avec une balle de tennis par exemple.
Et puis le marron est fermement ancré dans mon esprit avec les souvenirs de rentrée des classes et d'automne qui approche, c'est toute mon enfance qui remonte à la surface. Les grandes feuilles des marronniers jonchant le sol, des marrons luisants éparpillés alentour qu'on ramasse sans idée précise mais d'instinct on sait qu'on pourra bien s'amuser avec, on verra bien comment plus tard, l'important c'est d'en faire provision tout de suite.
J'étais remonté cinquante ans en arrière quand je suis arrivé devant ma porte d'immeuble, ma sacoche dans une main et mon trésor dans l'autre. J'ai hésité un instant, puis je l'ai libéré, le relâchant sur le bord de la pelouse. Un enfant, un vrai, le ramassera peut-être tout à l'heure et lui aussi connaîtra ce bonheur.