S’il est une caractéristique évidente de cette poésie, soulignée par
Jean-Baptiste Para dans sa présentation, c’est la concision. Comment dire ce
qu’est le je en évitant tout lyrisme,
en se gardant d’énumérer ce qu’il est et ce qu’il n’est pas, et en marquant
solidement qu’il est impossible d’aborder ce sujet ? Ce qui serait à
développer ne peut être inscrit nulle part, et surtout pas dans un ensemble de
proportions toujours en défaut :
Pour un quart — juive.
Pour moitié —
musicienne.
Pour trois quarts — ta
moitié.
Et tout entière —
qui ?
Le dernier vers n’est pas une pirouette mais une des manières dont use Véra
Pavlova de questionner sans détour, selon le cas : ce qu’est le sujet, la
relation à autrui, l’amour, le temps, la langue, la poésie. Le poème semble souvent un jeu de langage,
parfois énigmatique par sa chute faite pour déranger et décevoir ce que la
lecture laissait supposer. Ainsi, trois affirmations, deux propositions
temporelles affirmatives, une négative, l’alternance de deux verbes ;qu’attendre, si ce n’est la réalisation d’un
parallélisme ? Non :
La muse inspire quand elle vient.
La femme quand elle
s’en va.
L’amante quand elle ne
vient pas.
Me demandes-tu de tout faire en même temps ?
Ne pas accepter d’être ce que l’autre souhaite ou décide que l’on doit être,
surtout si l’autre est l’aimé(e). Certes, il est des amours heureux et il est
alors nécessaire de les vivre jusqu’au paroxysme, de demander sans limite
« pour donner la meilleure part au
souvenir » quand ils seront achevés... Cette poésie de la désillusion
retourne comme un gant le discours acceptable. Ainsi, incluant le lecteur dans
le texte (« nous »), elle
affirme l’incapacité de tous à aimer les vivants : l’amour serait toujours
incomplet, « approximatif »,
et ne serait fort, entier, qu’une fois la personne aimée disparue — « Seule la mort nous apprendra à aimer. /
C’est une grande spécialiste en matière d’amour ». Paradoxe ?
sans doute, pour faire entendre que l’amour ne grandit pas quand l’autre est
absent, ce que répétait le chant des troubadours, mais est profondément lié à
un autre manque.
La dérision n’empêche en rien Véra Pavlova d’exalter la vie, de refuser
vigoureusement l’idée même du suicide, quelle qu’en soit la forme, d’être
résolue, écrit-elle, à « mourir de
ma belle mort / et non pas comme ton Pouchkine », dont le
pseudo-héroïsme n’a pas de sens. Vivre suppose que l’on ne se plie pas à tous
les usages sociaux, que l’on ne respecte pas les conventions, qui ligotent, et
que le plaisir du corps, si simple soit-il soit privilégié — « Laisse-moi jouir sur chacun de tes doigts. »
On ne s’étonne donc pas de lire un éloge et une citation du Cantique des cantiques.
L’essentiel est de ne pas être dupe, d’écarter tout ce qui gêne le regard,
obscurcit la raison, de se dégager des "bons sentiments", de toujours
tourner en dérision l’opinion commune. On reconnaît dans cette poésie toute de
vie l’acuité d’esprit des moralistes et leur goût de l’aphorisme, et bien des
vers de L’animal céleste pourraient
être séparés de leur contexte, devenir exergues : « La vérité est un mensonge / qui contient une
allusion / à un autre mensonge. » On reconnaît aussi dans l’attention
aux "petites choses" de la vie, à ce qui ne requiert jamais de grands
mots et rejette le pathos, la tradition poétique russe. Ce n’est pas un hasard
si cette anthologie se ferme sur un poème où Véra Pavlova se situe par apport à
deux aînées :
Tournant
l’air au fuseau des narines
Et son vers dévidé d’un robuste
écheveau,
Elle tissa la
toile fine
Akhmatova.
Dilatant son cœur et sa
poitrine
Elle rompit
les rets
Et trouva sa lyre en haut du
mascaret
Tsvetaeva.
Pour s’unir au verbe elle plongea
Dans la caresse des
rusalkas1
Et voulut y nager à
jamais
Pavlova.
Véra Pavlova
L’animal céleste
anthologie traduite du russe par Jean-Baptiste et Hugo Para, éditions
L’Escampette, 2004, 15 €.
Contribution de Tristan
Hordé
1 Rusalkas : ondines, nymphes aquatiques du folklore slave [note des traducteurs].