L'animal céleste, de Véra Pavlova (lecture de Tristan Hordé)

Par Florence Trocmé

On ne lit pas tous les livres de poésie qui paraissent et c’est parfois en consultant le catalogue d’une maison d’édition que l’on découvre un titre, un nom : on ne perd jamais son temps. Ainsi, établissant la liste des livres de Bernard Manciet publiés par les éditions de L’Escampette, j’ai trouvé le nom de Véra Pavlova. La quatrième de couverture précise que rien, en France, n’avait été publié d’elle avant cette anthologie. Il faut espérer que d’autres traductions seront proposées de cette jeune poète russe — Véra Pavlova est née en 1963.
S’il est une caractéristique évidente de cette poésie, soulignée par Jean-Baptiste Para dans sa présentation, c’est la concision. Comment dire ce qu’est le je en évitant tout lyrisme, en se gardant d’énumérer ce qu’il est et ce qu’il n’est pas, et en marquant solidement qu’il est impossible d’aborder ce sujet ? Ce qui serait à développer ne peut être inscrit nulle part, et surtout pas dans un ensemble de proportions toujours en défaut :
Pour un quart — juive.
Pour moitié — musicienne.
Pour trois quarts — ta moitié.
Et tout entière — qui ?

Le dernier vers n’est pas une pirouette mais une des manières dont use Véra Pavlova de questionner sans détour, selon le cas : ce qu’est le sujet, la relation à autrui, l’amour, le temps, la langue, la poésie. Le poème semble souvent un jeu de langage, parfois énigmatique par sa chute faite pour déranger et décevoir ce que la lecture laissait supposer. Ainsi, trois affirmations, deux propositions temporelles affirmatives, une négative, l’alternance de deux verbes ;qu’attendre, si ce n’est la réalisation d’un parallélisme ? Non :
La muse inspire quand elle vient.
La femme quand elle s’en va.
L’amante quand elle ne vient pas.
Me demandes-tu de tout faire en même temps ?

Ne pas accepter d’être ce que l’autre souhaite ou décide que l’on doit être, surtout si l’autre est l’aimé(e). Certes, il est des amours heureux et il est alors nécessaire de les vivre jusqu’au paroxysme, de demander sans limite « pour donner la meilleure part au souvenir » quand ils seront achevés... Cette poésie de la désillusion retourne comme un gant le discours acceptable. Ainsi, incluant le lecteur dans le texte (« nous »), elle affirme l’incapacité de tous à aimer les vivants : l’amour serait toujours incomplet, « approximatif », et ne serait fort, entier, qu’une fois la personne aimée disparue — « Seule la mort nous apprendra à aimer. / C’est une grande spécialiste en matière d’amour ». Paradoxe ? sans doute, pour faire entendre que l’amour ne grandit pas quand l’autre est absent, ce que répétait le chant des troubadours, mais est profondément lié à un autre manque.
La dérision n’empêche en rien Véra Pavlova d’exalter la vie, de refuser vigoureusement l’idée même du suicide, quelle qu’en soit la forme, d’être résolue, écrit-elle, à « mourir de ma belle mort / et non pas comme ton Pouchkine », dont le pseudo-héroïsme n’a pas de sens. Vivre suppose que l’on ne se plie pas à tous les usages sociaux, que l’on ne respecte pas les conventions, qui ligotent, et que le plaisir du corps, si simple soit-il soit privilégié — « Laisse-moi jouir sur chacun de tes doigts. » On ne s’étonne donc pas de lire un éloge et une citation du Cantique des cantiques.
L’essentiel est de ne pas être dupe, d’écarter tout ce qui gêne le regard, obscurcit la raison, de se dégager des "bons sentiments", de toujours tourner en dérision l’opinion commune. On reconnaît dans cette poésie toute de vie l’acuité d’esprit des moralistes et leur goût de l’aphorisme, et bien des vers de L’animal céleste pourraient être séparés de leur contexte, devenir exergues : « La vérité est un mensonge / qui contient une allusion / à un autre mensonge. » On reconnaît aussi dans l’attention aux "petites choses" de la vie, à ce qui ne requiert jamais de grands mots et rejette le pathos, la tradition poétique russe. Ce n’est pas un hasard si cette anthologie se ferme sur un poème où Véra Pavlova se situe par apport à deux aînées :
Tournant l’air au fuseau des narines
Et son vers dévidé d’un robuste écheveau,
Elle tissa la toile fine
Akhmatova.
Dilatant son cœur et sa poitrine
Elle rompit les rets
Et trouva sa lyre en haut du mascaret
Tsvetaeva.
Pour s’unir au verbe elle plongea
Dans la caresse des rusalkas1
Et voulut y nager à jamais
Pavlova.

Véra Pavlova
L’animal céleste
anthologie traduite du russe par Jean-Baptiste et Hugo Para, éditions L’Escampette, 2004, 15 €.
Contribution de Tristan Hordé


1 Rusalkas : ondines, nymphes aquatiques du folklore slave [note des traducteurs].