Un drap blanc, un clavier, un banc, une chaise, une cymbale… et c’est parti! Le Théâtre permanent de Gwénaël Morin présentait ce mois-ci, après Lorenzaccio et avant Antigone, une adaptation de Racine, avec Bérénice, cette fameuse pièce dans laquelle il ne passe strictement rien. Et pourtant… j’ai rarement assisté à un spectacle d’une telle intensité.
La soirée commence, les lumières ne s’éteignent pas. Antiochus se tient devant nous, en collants, torse nu. “Hélas” est tracé sur son torse en grosses lettres noires ; le mot ponctue toute la pièce, relevé d’un coup de cymbale à chaque occurence par un sympathique jeune acteur qui endosse les trois rôles secondaires (les confidents des trois rôles principaux), assis sur une chaise de jardin à droite de la scène. Un pupitre lui sert de souffleur silencieux. Les autres acteurs sont au contraire très mobiles, ils ne cessent de parcourire la scène, peu profonde mais large, tout proches de nous, qui sommes assis sur des gradins en bois tout à fait inconfortables. En jardin (à gauche pour les spectateurs) un panneau de carton indique :
Bérénice – le temple – le royaume – l’amour
tandis qu’en cour un autre panneau indique :
Titus – l’Empire – le Sénat – la gloire.
Derrière nous, en haut des gradins :
Antiochus – le désert – l’exil
(ou quelque chose comme ça). Enfin en face de nous, c’est le synopsis de la pièce, par actes et scènes, avec un “intermède musical” entre le 4ème et le 5ème acte. Ainsi, avant même que la pièce ait commencé, pendant qu’Antiochus nous regarde en collants ocre, nous savons déjà tout. A Truffaut qui lui demandait quel est l’interêt d’un film qui dévoile sa propre fin (en parlant de Vertigo), Hitchcock répondit que cela permettait aux spectateurs de se concentrer sur le “comment?” et non plus sur le “qui?” ou le “pourquoi?”. Gwénaël Morin nous permet, par ce procédé, de nous concentrer sur le présent des personnages, de leurs émotions, de leurs gestes, sans forcément chercher à savoir pourquoi ou dans quel but agissent-ils ainsi. Il donne accès en même temps au texte lui-même sous un jour neuf : je n’ai jamais aussi bien entendu le texte racinien que ce jour-là (et pourtant j’en ai vu des Bérénice, entre la version de Martinelli et celle de Lambert Wilson aux Bouffes du Nord, qui était une sorte de récital poétique mortellement ennuyeux). Outre une diction qui prend le parti de ne pas nécessairement dire la diérèse, et qui appuie sur les pronoms plus que sur les noms ou les verbes (me rappeler), faisant ainsi ressortir les liens logiques entre les vers, le texte est magnifiquement clair grâce à l’immédiateté que lui confère un panneau en carton scotché au mur.
Antiochus nous regarde.
“Arrêtons un moment. La pompe de ces lieux,
Je le vois bien, Arsace, est nouvelle à tes yeux.”
L’acteur (Julian Eggerickx), grand, filiforme, doit nous accrocher par ces quelques mots. Oui, tout est nouveau ici. D’ailleurs notre sympathique Arsace (Grégoire Monsaingeon) fait mine d’oublier le texte, et doit regarder son vieux folio jauni par le temps. Bérénice (Barbara Jung) est chez elle, sur un banc, en jean/débardeur noir ; Titus (Gwénaël Morin) chez lui, debout, le regard sévère, en chemise et pantalon de costume gris. Antiochus est au milieu, déchiré entre une amante qui le repousse et un ami qu’il hait. Pas de costumes, ou très peu, un décor fait de carton, de papier et de scotch : le Théâtre permanent revisite les classiques en les arrachant à eux-mêmes et en les plaçant dans un contexte violemment présent (quand Lambert Wilson levait les bras au ciel en toge verte). Le Théâtre permanent se veut en perpétuel mouvement : la pièce n’est jamais terminée. La première n’est pas la dernière, et nous sommes invités à venir voir la différence – tous les spectacles sont gratuits – et même à participer aux éventuels changements grâce aux “ateliers de transmission de rôle”, dirigés par les acteurs.
J’ai participé à l’un de ces ateliers, un jeudi matin, avec Julian Eggerickx et le personnage d’Antiochus. C’était très agréable d’aller, dans la lumière du matin, retrouver des passionnés de théâtre, mais ce qui m’a gênée, c’était que le travail (trois heures) portait uniquement sur le texte. J’aurais du m’en douter, à vrai dire. J’ai tendance à préférer les travaux collectifs qui ne se basent pas nécessairement sur les mots. Mais d’autres ont adoré.
Ainsi, Bérénice résonne de manière forte et profonde dans nos oreilles. Le texte est dit simplement, et l’on comprend des subtilités, des liens, des échos, qu’on n’avait jamais entendus auparavant. Plus la tragédie avance, plus la tension devient palpable sur la scène. Les visages rougissent, se crispent. Bérénice pleure ; Titus hésite, part, revient. A la fin du quatrième acte, on a atteint une intensité jamais vue. Alors, les quatre acteurs se mettent à chanter, accompagnés par un clavier et une cymbale. C’est comme s’ils avaient appuyé sur le bouton “off” de la salle : tout d’un coup, on passe des larmes au rire. La tension accumulée est libérée, et on part même dans un bon fou rire à la vue de ces chanteurs alignés, qui répètent la même chose pendant dix bonnes minutes. L’intermède musical est une respiration bienvenue et réussie. D’autant plus que la tension reprend dès les premiers mots du conquième acte. La scène vole en éclats : Bérénice jette sur Titus tout ce qui lui passe par la main (des fleurs, un banc), le décor tombe, les deux hommes se battent, veulent leur mort… Jusqu’à ce que, d’une petite voix, la reine dise : “arrêtez”. D’un souffle, elle change tout.
“Je l’aime, je le fuis; Titus m’aime, il me quitte. (…)
Adieu : servons tous trois d’exemple à l’univers
De l’amour la plus tendre et la plus malheureuse
Dont il puisse garder l’histoire douloureuse. (…)
(À Titus.)
Pour la dernière fois, adieu, seigneur.
ANTIOCHUS
Hélas !”
Bérénice baisse la tête. Les lumières ne sont toujours pas éteintes. Après quelques longues secondes de silence, nous applaudissons, retournés.