La Maison des Métallos, bastion du syndicalisme, en plein coeur du XIème arrondissement, accueillait ce week-end (les 25 et 26 juillet) Josef Nadj et Akosh Szelevényi dans Les Corbeaux : 40 minutes de performance, entre un corps et des sons, qui ouvre les portes d’un univers noir et oppressant.
Une scène noire dans une pièce noire. Lorsque le brouhaha cesse enfin, nos yeux se retrouvent plongés dans une profonde obscurité, comme pour assurer le passage d’un état à un autre, pour préparer le corps et l’esprit à autre chose que ce dont nous venons. Alors, lentement, une discrète douche chaude vient éclairer la scène en cour et découvre à notre regard tout un attirail sonore : clarinette et saxophone jouxtent grosse caisse, cailloux et bouts de bois. Akosh entre, tandis qu’on devine, dans l’ombre, Nadj qui s’installe lui aussi, de l’autre côté, en jardin. Au centre, il y a un immense panneau blanc, qui nous regarde, aveugle, reflété par un autre panneau posé au sol. Le musicien frappe doucement une pierre contre une autre. Le silence dans la salle est absolu, sauf peut-être ce vieux monsieur derrière moi qui se retient de tousser… La lenteur des mouvements, de la lumière qui progresse imperceptiblement, imprègne la salle. Une ambiance toute particulière se dessine, mélange d’une grande intensité et d’une part d’insolite, qui tient au corps, comme le diable.
Car c’est d’ombre qu’il s’agit. Nadj a observé les oiseaux noirs au moment où ils se posent sur le sol, juste avant de reprendre leur envol, et s’en est inspiré pour construire sa chorégraphie. Celle-ci, percée au milieu d’un rayon de lumière blanche, commence et s’achève dans l’obscurité.
Le nez, puis les mains… Après s’être fixé dans de grands gestes lents de petites ailes aux chevilles, le danseur s’enduit progressivement de gouache noire, accompagné par de légers sons, presque minimalistes. Aux pierres, aux percussions, Akosh donne le rythme – déstructuré, cahotique, “libre”. Nadj jette ombres noires sur panneau blanc ; d’abord avec son visage, ensuite avec ses mains, il dépose ses traces, tels les pattes des oiseaux sur la neige vierge. Bientôt, c’est son corps tout entier qui devient corbeau, corbeau qui lui-même devient pinceau. Il s’immerge entièrement dans un tonneau de peinture : pendant un court instant caché, il ressort invisible, noir fondu dans le noir de la salle, matière indissociable de l’air, corps emprisonné dans ses propres gestes.
La danse de l’oiseau n’est pas sans rappeler le mime : Nadj décompose et articule tous ses pas avec une précision impressionnante. Chaque mouvement est pensé, par rapport à lui-même, et par rapport à la musique. Sons et gestes semblent correspondre au même élan ; l’un est indissociable de l’autre.
Par la musique s’écoule le temps
seulement le temps
constant, souverain,
Semblable pourtant à l’Immobile.
Cette citation d’Henri Michaux, qui accompagne les notes du livret, fait le lien entre la performance scénique et l’exposition de dessins qui entre dans la thématique des corbeaux. Placés dans la même salle, sur deux passerelles, les dessins de Nadj fixent des mouvements : on n’y voit aucun oiseau précisément, mais des élans, des envols, des tracés aériens… parfois soulignés par de pesants aplats à la mine de plomb. L’ensemble reste toutefois modeste : il complète son travail corporel, plus qu’il ne constitue de tout en soi. La comparaison entre les deux formes artistiques est d’ailleurs frappante : la légèreté des dessins contraste avec la force de la danse. En effet, ce corps englué dans du goudron, cette chorégraphie de la noirceur sont hypnotiques, quasiment violents. Mains torturées, griffes acérées, tandis qu’Akosh passe insensiblement des percussions aux soufflants et qu’il entame une montée en puissance, que la musique devient de plus en plus intense, Nadj s’arrête, roule au sol, se relève. Le saxophone hurle, et il disparaît. On peut enfin respirer.
En seulement 40 minutes, cette performance opaque réussit à prendre aux tripes le spectateur, qui reste immobile sur son siège et pourtant tellement changé, hypnotisé par cet oiseau malade. Le tout est oppressant, quasi asphyxiant – surtout quand on pense que cette asphyxie est double : le temps est compté pour Nadj avant que la gouache qui le recouvre ne sèche à la chaleur de la lumière, et que sa peau n’étouffe.
Le corbeau a besoin de noir pour vivre. Et moi j’ai besoin de lumière et d’air frais : il a réussi à m’emporter avec lui.