Vendredi soir chargé en sorties et plaisirs: un verre aux apéros, un autre au Café Bota… pour tenir cet agenda de Ministre des sorties, je décide d’aller d’abord nager et me détendre dans un club au fin fond d’Uccle. Je m’y détends tellement que j’en oublie l’heure et me voilà bientôt en retard à mon premier rendez-vous du soir. Je cours donc après le premier bus qui passe, là où d’habitude je marche.
Le chauffeur est blagueur… il fait semblant de ne pas me voir et démarre… pour m’ouvrir finalement et m’accueillir d’un ‘vous êtes magnifique, mademoiselle’… et de m’offrir le trajet gratuitement (il finira d’ailleurs par me déposer chez moi !! oui avec le bus !)… Une femme doit savoir recevoir tout compliment… le résultat est parfois surprenant…
Voilà mon chauffeur volubile, il s’ennuie un peu sur cette petite ligne uccloise… la deuxième qualité d’une femme est de savoir subtilement faire comprendre son désintérêt tout en restant polie et agréable… le jeune homme comprend, sans perdre la face… Et son discours change, il quitte gentiment le registre de la drague pour me parler plus simplement : “comme si t’étais ma frangine”.
Il me parle, avec son accent de certains quartiers colorés de la ville. Le discours est passionné, bien qu’un peu naïf, et reste sensiblement le même depuis des années parmi ce qu’on appelle “les immigrés de la seconde (ou plus) génération”. Je me surprend à l’écouter avec attention, dans ses colères et ses coups de gueule, ne reconnais-je pas quelques uns des miens ?
Un certain orgueil, une volonté de garder la tête haute, de ne pas s’en voir imposer, de montrer que nous avons notre fierté. Ni lui, ni moi n’avons l’esprit ouvrier… plutôt des leaders… Je reconnais bien là le poids de notre histoire… du temps de la grande Arabie, la fierté des hommes du désert… de cet âge d’or, il ne nous reste que la frustration.
Et, parmi ses mots lancés avec assurance et au nom de tous (”que veux-tu qu’on fasse? On va pas continuer à tenir les murs”, “ils ne comprennent pas, que nous, on s’en fout : si ça ne nous plaît pas, on se casse”), voilà qu’il me parle des filles maghrébines. Il est le roi de la classification, les femmes n’y échappent pas : il les divisent en 3 catégories : celles qui sont encore comme leurs mères (traditionnelles), celles qui sont perdues (il n’a pas osé me dire le terme exact que les garçons utilisent en réalité), et celles (”comme toi“) qui avancent dans la vie avec un chouette boulot et qui sont “normales” (sic).
“Tu vois, c’est un tiers, un tiers, un tiers, et pour les mecs c’est la même chose d’ailleurs”.
Et là, j’en suis restée baba…. La surprise m’a coupé la voix…. je venais d’entrevoir une lumière d’espoir…
En effet, pendant des années, les filles ont été classées selon une vision manichéenne : les filles ‘bien’ et les filles ‘pas bien’ (le mouvement français “Ni putes, ni soumises” a d’ailleurs été créé afin de tenter de casser ce schéma), mettant les filles telles que moi dans la catégorie ‘pas bien’.
Et voilà qu’enfin, j’entendais, de la bouche même d’un des ces garçons, la réalité et la compréhension par eux de l’existence d’une troisième catégorie…
Bientôt le jour où ces filles-là représenteront 98% d’entre nous, comme le Tiers Etat à l’époque ?
… La révolution est en marche….
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