Ce thème fait suite en quelque sorte à la réflexion précédente sur l’idolâtrie (cf le regard des idoles) qui abordait, les « effigies de l’entre deux »..cette notion due à monique borie (voir article précédent)concerne aussi bien les idoles et les fétiches (eidôla). Eidôlon, que nous traduisons par idole ,c'est le motgrec qui sert à désigner le fantôme ambivalent (à la fois apparition et illusion) ;le terme s’appliqueégalement aux images, reflet des miroirs, rêves mais aussi auxmasques ,aux statues(colossos) àcet espace de l’entre deux qu’est le théatre et part delàau monde ded’art..L’entre deux où l’entreprise anthropologique de surmonterune altérité « sauvage » par une pensée de la relation.
Pour la vie humaine si précaire, la pierre estd’abord l’image de l’éternité. Roger Caillois médite sur les pierres dont il oppose la dureté à notre fluidité mortelle :
Ce qui fait donc problème, c'est l'inerte, la matière brute. Ce qui fait problème est ce qui résiste, d’où les métaphores habituelles (« volontédefer », « cœur de pierre », « rester de glace »). L'impensable et, d'une certaine manière, la puissance sont du côté de l'inertie brute, de la pure matérialité, dela masse .Assezremarquables, de ce point de vue, sont les représentations des « fétiches » africains, toutes très proches de la matière brute etde l’informe ; le caractère anthropomorphe y est à peine esquissé, comme une allusion à la nécessité de comprendre quelque chose et, simultanément, à l'impossibilité d'y parvenir : comme s'il ne s'agissait dit marc auge que d'animer « au plus juste », juste pour comprendre l'inanimé, l'inflexible, l'inexorable, le déjà là
L’inerte est en effetl’expérience d’une double interrogation ,voire d’une double angoisse. Celle de la mort certainement mais peut être encore plusde la naissance, notre apparition dans un monde déjà là.
« Quand je n'étais pas né, le monde était abandonné ; quand je serai mort, le monde sera abandonné …En aucun temps,enaucunlieu, jen'étaislà.Il y avait toujours eu cette lumière ; il y avait toujours eu cette énergie ; constamment, du plus loin qu'on puisse voir, il y avait toujours eu ce mouvement ou cette immobilité….
Chaque société doit affronter cette altérité radicale, cette extrême absence de formes, ce non-être par excellence qu’il lui faut, d'une façon ou d'une autre, intégrer à son univers mental et à ses pratiques institutionnelles. Tout ordre humain établit des systèmes symboliques et des rites, parenté, économie mythologies, religions, philosophie. On construit des relations entrepersonnes, entre animalité et humanité, entre objets, ou entre être et objets comme le langage avec des sons. Pour un groupe d'hommes, c’est aussi seconstituer un passé commun, élaborer une mémoire collective, enraciner le présent de tous dans un « autrefois » évanoui, mais dont la remembrance s'impose. les procédures rituelles commeles pratiques symboliques, sont destinées par exemple à articuler les rapports entre les vivants et les morts, le visible et l’invisible etmettenten jeu le corps habillépeint ou tatouée, le masque , la statue ou l'objet fétiche dans leur fonction de double.
Ainsi Pour la sagesse amérindienne, la pierre brute n’existe pas et nous aurions à retrouver cette expérience comme le dit le chamansioux taca ushte
« inyan, le rocher a toujours été sacré parmi nous. La légende sainte de notre plus grand mystère, celle du calumet de la paix, nous apprend que le même jour où la Femme Enfant Bison Blanc nous donna la pipe sacrée, elle nous donna un rocher, rouge et rond comme la terre, fait du sang de vie de notre peuple. …Dans les anciens temps, le chasseur lançait une pierre destinée à détecter la présence des bisons. Il étendait sur le sol une peau de bison peinte en rouge, où la pierre devait revenir. La peau de bison restait intacte sur le sol, jusqu'au moment où, soudain, la pierre en occupait le centre. Parfois la pierre apportait un caillou, ou bien une brindille de plante médicinale. La pierre était alors questionnée, et celui qui avait entrepris l'opération faisait savoir ce qu'elle lui avait répondu. Une tribu sioux possédait une pierre de reconnaissance qui était lancée au loin pour détecter la présence de l'ennemi. Il était assigné à cette pierre un lieu de retour : un autel de pierre, carré fait de fine poudre rouge.
Une pierre qui guérit est l'œuvre accomplie de Wakan Tanka, le Grand Esprit. Elle est faite d'une seule matière. Sa surface n'a ni commencement ni fin. Son pouvoir est
infini. Semblables pierres ne doivent pas être extraites du sol. Les pierres qui se trouvent enfouies dans la terre sont là à cause des éclairs et des pouvoirs du tonnerre. Un mage yuwipi — à moins qu'il ne soit un heyoka, le clown qui fait tout à l'envers — ne s'en sert pas. Il trouve ses pierres à fleur de sol, sur les hautes collines. Les Blancs jugent bien étranges de tels propos. C'est qu'ils ont la mémoire courte. J'ai entendu dire qu'à travers le monde, dans les grottes et cavernes de la préhistoire, on trouve des pierres peintes rappelant la pratique de rites religieux.Les Blancs ont oublié et perdu le pouvoir qui réside dans les pierres ».de memoires indiennes.terre humaine plon
Le naturalisme, peut être une fiction tant se croisent et se déterminent mutuellement les contraintes universelles du vivant et les habitudes instituées, la nécessité où les hommes se trouvent d’exister comme des organismes dans des milieux qu’ils n’ont façonnés qu’en partie, et la capacité qui leur est offerte de donner à leurs interactions avec les autres entités du monde une myriade de significations particulières. Où s’arrête la nature et où la culture commence-t-elle lorsque je prends un repas, lorsque j’identifie un animal par son nom ou lorsque je cherche le tracé des constellations dans la voûte céleste ?
le Rêve, ce n’est pas seulement avant, à l’origine. Car l’élan créateur et ordonnateur donné par les êtres du Rêve continue à s’actualiser dans des entités diverses. La relation des êtres du Rêve avec les existants d’aujourd’hui, un rapport direct de duplication, de présentification et de mise en forme.
S’il n’est donc de nature qu’humanisée, « domestique » dit Philippe Descola, on comprend que ce dernier soit à l’écoute de la sagesse amérindienne comme celle des achuars d’Amazonie
« D'une voix basse mais intense, Wajari me détaille un rêve qu'il vient de raconter à Entza dans l'intimité du lit clos.
« Une borne est là pour être là sans faire plus de sens que cela. Comme elle occupe ou comble exactement le lieu, elle ne peut pas le désigner, elle l'est. Le verbe être même signifie se tenir là, debout comme cette borne, qui ne fait pas sens, qui ne fait pas signele reste au contraire la désigne, car elle est le là.
Nous ne pouvions vivre ni penser sans référence, il nous fallait des lieux où aller, d'où venir, par où passer, où demeurer, dresser le lit, la table, faire du feu, l'amour, des enfants, des œuvres, naître et mourir, des points, centres, foyers, nombrils, puits, fontaines, places, sanctuaires. Un bloc difforme ou mégalithe, cairn ou menhir, gaulois, gaélique, pierre grossière que d'autres ancêtres nommaient hermès, ou une masse tombée du ciel, aérolithe appelée bétyle, pouvaient servir de repère, jalon, piquet, poteau, stock, point fixe où chacun reconnaissait le lieu d'où il tirait l'origine et où se rapportaient toutes choses du monde : je viens d'un feu à quelques lieues de là, d'où l'univers s'organise. Tournés vers ce lieu, le monde et nous le regardions ou l'adorions. Pensions-nous jamais sans un repère, que faire sans lui? »michel serres statues.champ. flammarion
Marc auge étudiant le dieu objet condense le questionnement existentiel des hommes en trois formules :Que suis-je ? Qui suis-je ? Qu'est-ce que l'autre ? » :« Car tout homme c’est déjà tout l’homme, toute vie c’est déjà toutela matière ; tout individu c’est aussi tous les autres ».
Les dieux dans leur ensemble constituent un des ordres symboliques possibles, systèmes ordonnés propres à baliser et à ordonner le chaos des vies humaines singulières. Chaque acteur de l’existence conjugue à sa manière divers systèmes symboliques souvent irréductibles les uns aux autres (ce serait le totalitarisme à l’inverse) : il parle, il travaille, pratique une religion, s’engage politiquement etc.la synthèse en est impossible sur le plan collectif et personnel .
c’est la fonction dumédiateur humain, prêtre vaudou ou shaman, d’être ainsi un « passeur de mondes », de pratiquer des compromis entre les ordresselon des modalités admises par la société ,de permettre les passages et les transitions. C’est aussi la fonction du dieu objet : Les dieux permettent le passage, le franchissement des frontières : médiateurs indispensables à la dynamique de la pensée, moteurs nécessaires à la compréhension du monde. Ces dieux objets fonctionnent comme des opérateurs pour passer d'un système à un autre, tant dans le domaine de la spéculation intellectuelle que dans celui de la pratique sociale, puisqu'ilscommandentl'accèsauxmaisons,aux places, aux marchés, aux chemins et aux villages, plus généralement l'accès des uns aux autres. »
On admet donc que Legba puisse être ainsi un dieu symbole de la communication entre moi et le monde, moi et l’autre, entre moi et moi même, mais pourquoijustement un dieu chose, un dieu-matière ? On ne comprendrait pas la logique du paganisme et des dieux-objets si l’on n’admettait pas ,quedieux ils ne le sont justement, que dans la mesure où l'acte qui les reconnaît les fixe dans l'insondable mystère de la matière. Dieux objets, « fétiches », ils ne sont pas simples représentations mais présence divine incorporée dans ces formes grossières, allusives mais où se réunissent les trois ordres du minéral, du végétal et de l'animal. «S’il est parole, pris dans un corps de récits, de proverbes et d’interprétations, s’il est pensé comme un individu vivant, corpsavec ses humeurs et ses caprices : toute sa symbolique et sa physiologie n’épuisent pas le mystère de sa matérialité ». Tousles Legba sont à la fois corps et objet, vie et matière : image et matière brute, terre indiscriminée, impensable
Il y a donc une ambivalence propre et nécessaire à ces « effigies de l’entre deux » :à la fois matière et symbole et par là ,à la fois ,maitrise et rappel de l’indicible « une inquiétante étrangeté » aurait dit Freud. Cette logique du double a été particulièrement mise en relief par jean pierre Vernant.
Un autre mythe fondateur de l’idéologie funéraire est bien sur celui de la méduse GORGO. quiportaitdit jean pierre vernant » « la mort dans les yeux. » Le texte qu’il lui consacre prend place dans son approche des divinités des marges, Artémis, Dionysos et Gorgô, divinités de l’espace sauvage des terres non cultivées, des forêts, des bords de mer, "des confins, des zones limitrophes, des frontières où l'Autre se manifeste".
Le regard de la médusetuait en pétrifiant.. Le voir, ne fût-ce qu'un instant, c’est perdre la vie avec la vue : être changé en pierre, bloc aveugle, opaque aux rayons lumineux comme les stèles funéraires qu'on érige sur les tombeaux de ceux qui ont à tout jamais sombré dans l'obscurité de la mort. Si la vision de ces monstres est insoutenable c'est que mêlant, dans leur faciès, l'humain, le bestial, le minéral, elles sont la figure du chaos, du retour à l'informe, à l'indistinct, à la confusion de la Nuit primordiale : le visage même de la mort, de cette mort qui n'a pas de visage. Les Gorgones incarnent l'Épouvante, la Terreur comme dimension du surnaturel. Elles susciteraient Panique, Fuite éperdue, Déroute, dont leur tête semble auréolée, si elles ne vous clouaient sur place, glacé d'épouvanté. J.p vernant la mort dans les yeux pluriel
Comment voir ce dont on ne peut soutenir la vue, le voir sans le regarder et sans tomber sous son regard ? Comment, pour exorciser, sinon la mort, du moins la terreur qu'elle inspire, s'en rendre maître en la représentant, en figurant sur des images les traits d'un monstre dont l'horreur déjoue toute tentative de figuration? En d'autres termes, comment donner à voir, pour les mettre à son service et les tourner contre ses ennemis, la face impossible à voir, l'œil interdit au regard ?
Le mythe va alors faire intervenir toute une dialectique complexe du voir : comment décapiter Méduse et s’approprier sa tête ?la solution qu’adoptera le héros mythique Perséesera de substituer au visage mortifère ,son image, reflet dans un miroir comme entre deux. Grâce à la déviance que subit le rayon quand il se réfléchit, le miroir permet de voir Méduse sans la regarder, en se détournant d'elle il permet de voir Méduse, non en face, mais par-derrière, de la voir, non dans la mortelle réalité de sa personne, mais en image : Méduse comme si c'était elle, mais absente dans la présence de son reflet, Méduse comme effigie de l’entredeux.
Nous triomphons de la méduse en en faisant un dieu objet, un masque, une statueou une œuvre d’art mais l’ambivalence du dieu objet demeure. Leiris l’indiquait non moins clairement, en définissant le masque comme une « chose en soi obscure, tentante et mystérieuse à laquelle faisait echo , georges bataille.
« Entre les énigmes proposées à chacun de nous par une courte vie, celle qui tient à la présence des masques est peut-être la plus chargée de trouble et de sens. Rien n'est humain dans l'univers inintelligible en dehors des visages nus qui sont les seules fenêtres ouvertes dans un chaos d'apparences étrangères ou hostiles. L'homme ne sort de la solitude insupportable qu'au moment où le visage d'un de ses semblables émerge du vide de tout le reste. Mais le masque le rend à une solitude plus redoutable : car sa présence signifie que cela même qui d'habitude rassure s'est tout à coup chargé d'une obscure volonté de terreur [;] quand ce qui est humain est masqué, il n'y a plus rien de présent que l'animalité et la mort. » [...] «documents
Il y a donc une leçon à tirer des pierres dans leur ambivalence c’est ce que nous dit Roger Caillois poursuivant sa méditation
« Je me demande quelle leçon ils devront en tirer. Ces pierres sont énormes et pesantes. Qui plus est, elles sont inégalement réparties, mais largement répandues à la surface du globe. Ainsi, point de hasard ni de fantaisie, mais l'irrésistible d'une nécessité assez banale et puissante pour s'être imposée en chaque circonstance tant soit peu propice
« Nulle entreprise plus extravagante que de mettre debout les pierres les plus longues et les plus lourdes. Rarement tant d'ingéniosité, tant d'énergie furent gaspillées pour un bénéfice, de toute évidence, aussi métaphorique et déraisonnable. …
« Les dieux, les forces surnaturelles, les chefs disparus à qui durent être dédiées ces stèles nues qui dédaignaient d'en perpétuer les noms ou les simulacres, sont en effet effacés du souvenir même, comme sont aujourd'hui presque inconcevables les croyances qui conseillèrent d'édifier des monuments aussi taciturnes. L'intermédiaire théologique rendu à son néant, les voici, de leur côté, restitués à leur véritable essence d'hommage au zèle dérisoire et à l'exploit inutile.
« Sur les pierres debout, nul symbole, même rudimentaire, n'est en général gravé, comme si elles étaient non seulement d'avant l'écriture, mais d'avant le dessin, ou comme si les ouvriers qui les ont érigées avaient choisi de n'y rien figurer. Signes eux-mêmes, ces blocs semblent exempts d'en porter. Je songe qu'ils n'avaient peut-être misai que de rappeler et d'illustrer le paradoxe d'un quadrupède vertical! Exaltent l'idée et le vouloir d'une espèce encore ivre de s'être dressé! d'avoir à ce prix - moins d'équilibre dans la station, moins de rapidité dans la course - libéré pour des tâches encore insoupçonnables ce qui déjà était devenu des bras et des mains. La première entrepris] alors de mettre debout elles aussi, en gloire et pour mémoire, d'éternelles bornes silencieuses, sans symboles ni devises, niais qui ne prenaient pas moins possession de la planète,…
Les siècles ont passé. Les descendants lointains des constructeurs démunis disposent d'un pouvoir quasi illimité. Ils peuvent lire dans les pierres, rien que pierres mises à l'aplomb du sol et que leur science déconcertée désigne d'un terme grec, le premier témoignage d'une ambition obscure, la leur, aussi démesurée, aussi mal dégrossie et aussi solitaire qu'elles. Et ils admirent que des stèles difformes inaugurent l'histoire entière de leur espèce…. » pierres. r.caillois. œuvres. quarto