Ce coin de moi vous a jugé, vous a mesuré; et en vous jugeant et en vous mesurant, je voyais vos faiblesses, vos insuffisances; où est le mal si je restais, si j'acceptais ces insuffisances, si je les aimais?..... Tes faiblesses sont à moi. Je les ai découvertes peu à peu en t'examinant sans trêves. Je souffre que tu aies ces travers, mais je ne voudrais pas que tu changes. Je t'en parle quelques fois en souriant. Je ne voudrais pas te froisser, ni te donner des conseils. Je voudrais que tu saches que je sais; et j'aimerais qu'au lieu d'essayer de ne pas te montrer tel que tu es, tu me dévoiles toutes tes petites laideurs. Je les aimerais, car elles seraient bien à moi. Les autres ne les connaîtraient pas, et c'est par là que nous nous rejoindrions en dehors du monde. Rien n'est plus attachant que les faiblesses et les défauts: c'est par eux que l'on pénètre l'âme de l'être aimé, âme constamment cachée par le désir de paraître semblable à tout le monde... Ne te plains pas de ce que je te juge et te mesure : je te connais mieux et ce n’est pas pour t’aimer moins.... C'était vous comme j'avais besoin que vous fussiez; non pas un admirateur de ma personne comme vous avez prétendu, mais un homme qui m'aimait; qui, à cause de cet amour, trouvait de l'intérêt à tout ce qui venait de moi; devant lui, je pouvais avoir tous mes défauts et toutes mes qualités; je pouvais me laisser aller au désordre. Ce désordre lyrique et inattendu où tous les instincts se livrent en paroles et en cris pour ensuite permettre aux sûres directions de l'âme de retrouver la route et de continuer...A certains moments, je me croyais indispensable, à d'autres un accident. J'avais des instants de confiance et des heures de tristesse. Et il fallait que je ne sache pas ce que j'étais pour vous, comme il fallait que vous ne sachiez pas ce que vous étiez pour moi. Le charme entre nous devait durer aussi longtemps que nous garderions l'inquiétude créée par l'ignorance que nous avions de notre image chez l'autre. Qui a rompu ce charme? Nous avons cru voir l'image fixe que l'autre avait de nous et nous avons fixé la sienne en nous. Est-ce là ce qui nous a séparés?... Vous avez agi comme tout le monde. Vous avez cherché mes défauts et n’avez plus parlé que d’eux : aviez-vous besoin de vous assurer que vous aviez raison de ne plus m’aimer ? Et vous avez décidé votre mariage, et vous me l’avez appris ; alors pour me dire cette nouvelle, vous avez oublié mes défauts pour vous souvenir de mes qualités afin de me prier de continuer à vous aimer. Mais moi, vous savez bien, pour me l’avoir tant de fois répété au long des derniers mois écoulés, que je suis par nature égoïste et que j’ai mauvais caractère : point n’est besoin que je me montre autre à vos yeux. Pour moi, uniquement pour moi, il vaut mieux que je casse net nos relations : vous ne pouvez plus rien m’apporter de ce que je désire en ce moment…Laissez-moi: vous ne pouvez plus être avec moi. Laissez-moi souffrir, laissez-moi guérir, laissez-moi seule. Ne croyez pas que m'offrir l'amitié pour remplacer l'amour puisse m'être un baume; c'en sera peut-être un quand je n'aurai plus mal. Mais j'ai mal; et, quand j'ai mal, je m'éloigne sans retourner la tête. Ne me demandez pas de vous regarder par dessus l'épaule et ne m'accompagnez pas de loin. Laissez- moi…
Laissez-moi, Marcelle Sauvageaot (1900-1934)