En quelques mots, pouvez-vous définir la social-démocratie ? Quels en sont les principes fondamentaux ?
Laurent Bouvet. La social-démocratie est difficile à saisir, car c’est à la fois une forme d’organisation partisane (les partis sociaux-démocrates de l’Europe du Nord sont étroitement liés aux syndicats), un « régime » institutionnel de gestion des relations entre capital et travail dans le cadre national (le fameux « compromis » social-démocrate de l’après-Seconde Guerre mondiale) et, dans son acception la plus large, une « voie » empruntée par une partie du mouvement socialiste (différente notamment de celle du communisme) qui accepte le réformisme comme méthode (plutôt que la révolution), la régulation de l’économie de marché par la puissance publique comme programme (plutôt que l’appropriation collective des moyens de production) et la démocratie politique comme cadre d’exercice du pouvoir (plutôt que la dictature du prolétariat). La social-démocratie a triomphé historiquement des autres voies socialistes partout en Europe. Les membres des partis socialistes, travaillistes ou sociaux-démocrates stricto sensu s’autodésignent d’ailleurs aisément aujourd’hui comme « sociaux-démocrates » alors que l’appellation est longtemps restée un reproche quand elle n’était pas simplement une insulte à gauche – le social-démocrate ayant longtemps fait figure de social traître. Elle continue même d’exister comme forme d’organisation partisane en Scandinavie et en Allemagne, même s’il ne s’agit plus du modèle « pur » de la grande époque des années 1950-1960. En revanche, le « compromis » social-démocrate a lui été profondément remis en question par la révolution néolibérale des années 1980. La social-démocratie a, à la fois, réussi son pari politique, réalisé son projet historique, et… échoué face au libéralisme – soit parce qu’elle n’a pas su lui résister, soit parce qu’elle en a délibérément épousé les contours (social-libéralisme).
François Delapierre. La stratégie social-démocrate historique a visé, par la combinaison de l’action syndicale et du suffrage universel, à construire un rapport de forces favorable aux salariés et à nouer sur cette base des compromis avantageux avec le patronat dans le cadre national. Le problème, c’est qu’aujourd’hui il n’y a plus de patronat national disposé à concéder des avancées aux travailleurs ! Le capital financier transnational, qui domine dorénavant le capitalisme tout entier, vise au contraire à briser les normes sociales, environnementales ou fiscales élaborées dans chaque pays par la « libre concurrence » à l’échelle du monde. Ajoutons à cela l’effondrement des pays dits communistes à l’est. Avec eux a disparu un puissant motif de frousse qui contraignait le patronat occidental à négocier. Faute de partenaires, les sociaux-démocrates se retrouvent donc dans l’impasse. Partout leur stratégie est en échec. Qu’on me cite un seul pays où un gouvernement social-démocrate a obtenu récemment une conquête sociale pour les travailleurs ! Ils sont devenus impuissants. Cela explique la rapidité avec laquelle ils ont adhéré les uns après les autres à un nouveau paradigme, qu’il faudrait appeler démocrate, car c’est ainsi que se nomment ses partisans en Italie ou aux États-Unis notamment, et parce qu’il met la question sociale à l’arrière-plan.
La recherche et la construction d’alliances au centre, qui traversent le socialisme européen, sont-elles selon vous des déviations par rapport au concept originel de social-démocratie ou bien sont-elles contenues dans ce concept ?
Laurent Bouvet. Il n’y a ni déviation ni confirmation par rapport à ce qu’est la social-démocratie puisqu’elle n’a jamais été définie comme un système d’alliances électorales particulier. Selon les pays et les époques, les alliances des sociaux-démocrates ont été très variables. En France, par exemple, chacun sait que le Parti socialiste a pratiqué tout au long de son histoire des types d’alliances très différentes. Mais vous avez raison de souligner qu’aujourd’hui la problématique des alliances devient commune à de nombreux partis sociaux-démocrates en Europe. Essentiellement parce que les droites ont séduit depuis quelques années une partie de l’électorat populaire et amoindri ainsi le socle sociologique des partis de gauche qui prétendent gouverner. Le problème électoral posé aujourd’hui à ces partis peut être formulé de la manière suivante. D’abord, ils ont compris qu’ils allaient devoir choisir entre l’alliance à gauche et l’alliance au centre. Une grande alliance allant d’un bout à l’autre étant tout à fait improbable compte tenu de l’incompatibilité durable entre les projets politiques de la « gauche de la gauche » et du centre. Ensuite, le choix d’une alliance à gauche (disons traditionnelle…) ne permet pas, en l’état, de gagner. L’hypothèse qu’une telle alliance pourrait faire revenir au bercail cet électorat populaire qui pour le moment s’abstient ou vote à droite est loin d’être démontrée. Enfin, et donc, l’alliance au centre apparaît comme la solution la plus crédible pour gagner à court terme. Mais, bien évidemment, cet « appel du centre » conduit à un programme et au-delà à un projet de société qui signifie concrètement l’abandon officiel, si l’on peut dire, d’une très large part des couches populaires.
François Delapierre. Ce changement d’alliance est maintenant officialisé par le PSE, parti commun à toute la social-démocratie européenne, qui a rebaptisé son groupe au Parlement européen « Alliance progressiste des socialistes et des démocrates ». C’est une rupture qui montre l’avènement de la nouvelle orientation démocrate. En renonçant à se battre pour le partage des richesses, les anciens partis sociaux-démocrates se sont rendus disponibles pour des alliances avec une partie de la droite : avec les conservateurs dans le gouvernement de grande coalition en Allemagne, avec les démocrates chrétiens au sein du Parti démocrate italien, et même avec l’extrême droite en Slovaquie ! L’orientation démocrate l’a désormais emporté au sein du PS français. Il ne faut pas se fier à l’improvisation apparente ni au pragmatisme affiché par ses promoteurs. Ils ont une orientation globale et cohérente qui lie programme recentré, changement d’alliance et destruction des partis traditionnels de la gauche. En France les primaires sont le moyen d’atteindre tous ces objectifs à la fois : nivellement de la gauche autour d’un programme minimal « d’alternance », ouverture au centre, remplacement des partis par une « opinion » sous influence des sondeurs. Il est d’ailleurs frappant de voir les défenseurs des primaires se revendiquer des précédents de l’Italie et des États-Unis alors que dans ces pays la gauche historique a été détruite au profit des démocrates.
Serge Wolikow. La social-démocratie a plus d’un siècle d’existence – elle a connu plusieurs phases dans son développement. Il est remarquable cependant de remarquer que la France n’a jamais été une terre où la forme social-démocrate telle qu’elle est née en Allemagne et s’est développée au début du XX siècle a pu prendre racine. La social-démocratie a connu plusieurs phases. Si l’on considère l’évolution en longue durée de ses références idéologiques et de son programme, on perçoit la disparition progressive des références au marxisme, abandonnées plus ou moins rapidement par les différents partis de l’Internationale socialiste. Longtemps les Partis socialistes successifs en France ont pris leur distance à l’égard d’une social-démocratie dont ils critiquaient les renoncements et l’intégration à l’appareil d’État. Le ralliement récent à la démarche idéologique de la social-démocratie est salué par certains historiens comme la voie du renouveau possible, c’est l’avis de Michel Winock dans un article récent du Monde où il réclame encore un effort pour que le PS se débarrasse de son surmoi marxiste. Pourtant la pensée critique de l’état des choses et du système socio-économique est inséparable d’une démarche progressiste qui ne s’en remet pas à la logique du marché et du capitalisme financier. Le modèle social-démocrate essentiellement fondé sur la redistribution apparaît épuisé si l’on ne repense pas de manière alternative les fondements sociaux et politiques de l’organisation économique. Mais parler de la social-démocratie en France comme un projet d’avenir me semble également un contresens du point de vue de la conception du parti, de son organisation et de la hiérarchisation de ses liens avec les organisations syndicales et associatives, les élus locaux et l’appareil du parti… Alors même que les fonctions parlementaires et électives sont largement dévalorisées vu le système institutionnel, il serait paradoxal d’envisager le nécessaire rassemblement des forces populaires et progressistes dans ce cadre-là. Le paysage syndical, politique et idéologique de la gauche française aujourd’hui comme hier rend irréaliste et en tout cas proprement impossible une telle perspective. La question des alliances au centre a été récurrente sous la Ve République du fait de la bipolarisation induite par les institutions. On se rappellera ce débat en 1963, aux origines de l’union de la gauche, ou encore en 1969 lors de l’élection présidentielle. La réponse fondamentale à la question ne se trouve pas seulement au sein du Parti socialiste, elle dépend largement de la capacité d’une alliance attractive et donc potentiellement majoritaire autour d’un programme de gauche. Cela, évidemment, déplace un peu l’interrogation sur les valeurs, références et pour tout dire ce qui politiquement rassemble la gauche.
Comment expliquez-vous que lors des dernières élections européennes, en pleine crise du capitalisme, la social-démocratie ait perdu des voix et des sièges ?
François Delapierre. Cette défaite d’ampleur européenne montre que l’échec de la social-démocratie n’est pas un problème de « leadership ». C’est un problème d’orientation politique. Ce courant est devenu un astre mort. Avez-vous noté qu’aucune des nouvelles forces de gauche qui émergent dans le monde ne se réclame de la social-démocratie ? C’est particulièrement frappant en Amérique du Sud, qui a connu une vague de révolution démocratique unique au monde ces dernières années. Même au Brésil, Lula, le « modéré » que les socialistes français aiment opposer à Chavez, aura contre lui à la prochaine élection présidentielle un candidat social-démocrate soutenu par la droite ! Parce qu’ils se sont identifiés à la défense d’un capitalisme à bout de souffle, les partis sociaux-démocrates ont été incapables d’en percevoir une des caractéristiques les plus graves pour l’avenir de l’humanité, son productivisme intrinsèque qui produit la catastrophe écologique. Les sociaux-démocrates ne représentent donc pas un point d’appui pour ceux qui recherchent une alternative au système. Là où le capitalisme connaît ses crises les plus fortes, ils sont même jetés par-dessus bord par les peuples. La crise ne constitue pas un point d’appui pour cette social-démocratie mais une difficulté supplémentaire.
Serge Wolikow. L’expression électorale du désarroi social n’est jamais univoque : la crise engendre une protestation sociale accrue mais celle-ci peut politiquement prendre des formes diverses en fonction de l’offre politique mais aussi de l’expérience et de la mémoire collectives des électeurs. La social-démocratie en Europe, la gauche en France n’ont pas réussi à combiner gestion et mise en cause significative des rapports sociaux, elle a dans les faits misé sur la dynamique du capitalisme, la privatisation des services publics lorsqu’elle était aux affaires et porté la protestation sociale lorsqu’elle était dans l’opposition. Depuis le début des années 2000, elle a souvent déserté le terrain des politiques publiques dans le domaine de la vie économique et sociale, le travail, le logement, les transports, l’éducation au profit des mesures sociétales et culturelles. Dès lors, lorsque la crise financière a aggravé la dégradation de l’emploi, accéléré la désindustrialisation, la droite a réussi ses opérations de dédouanements, d’autant qu’elle n’a pas hésité à reprendre ici ou là une partie de l’ancien discours social-démocrate abandonné progressivement depuis vingt ans.
Laurent Bouvet. Cette explication par la brouille des repères économiques et sociaux est sans doute en partie vraie, mais elle demeure à mon sens très largement insuffisante. L’enjeu, vital, pour la social-démocratie dépasse désormais largement la considération de sa plus ou moins grande conversion au libéralisme dans le domaine économique et social. C’est en termes de « valeurs » ou de préconditions (du modèle économique et social notamment) que cet enjeu doit être compris et pensé. La droite européenne dans son ensemble a visiblement mieux compris que la gauche ce dont il s’agit. De manière contrainte et forcée d’ailleurs puisque la gauche a capturé – par la fameuse « triangulation » – l’essentiel de sa politique économique. La droite a donc dû porter le combat sur le terrain des valeurs en « triangulant » à son tour celles de la gauche, à l’instar du travail notamment, comme on a pu le constater en France lors de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007. Ce faisant, la droite a partout en Europe su attirer un électorat populaire délaissé par la gauche qui le croyait acquis à raison d’un monopole historique en lui parlant le langage des valeurs : travail bien sûr mais aussi identité nationale, modèle social familial, sens de l’appartenance et de la protection collective, etc.
La gauche peut-elle être gouvernementale sans être ni social-démocrate ni social-libérale ? Si oui, comment ?
Laurent Bouvet. Sans être sociale-libérale, sans aucun doute. La parenthèse sociale-libérale me semble aujourd’hui refermée. Sans être sociale-démocrate, c’est moins sûr. La seule voie, particulièrement étroite, d’un retour durable et significatif au pouvoir de la gauche me semble être celle d’une reconquête méthodique et « contractuelle » des couches populaires sur la base d’un projet entièrement refondu. Il devrait intégrer à la fois une dimension architectonique d’intelligence et de décence – dans le sens de la « décence ordinaire » dont parlait George Orwell -, une définition de ses valeurs communes – impliquant les différentes couches de la société -, une lutte sans merci contre toute forme de rente et de reproduction (ou de démultiplication) des inégalités dans les politiques publiques (en particulier par la priorité absolue accordée à l’éducation) et l’exigence, partout et pour tous, d’une société beaucoup plus économe de ses ressources.
Serge Wolikow. Le ni-ni ne peut constituer une perspective mobilisatrice et efficace notamment parce qu’il s’agit évidemment non pas de gérer ou dilapider au mieux un héritage mais de relancer et innover aussi bien sur le terrain de la démocratie politique sociale qu’économique. La question de la participation gouvernementale est présente dans les débats du Parti socialiste, du Parti communiste et plus généralement du mouvement ouvrier et des mouvements sociaux depuis plus d’un siècle. La question n’est pas nouvelle dans la mesure où il s’agit toujours, dans des contextes historiques évidemment différents, de savoir comment articuler le rapport État-société dans la pratique de la politique mais aussi le lien entre protestation et attentes sociales des milieux populaires et mise en oeuvre d’une politique qui réussisse à les associer aux différents niveaux… Dès lors, l’urgence n’est pas seulement d’imaginer une société nouvelle ou d’inventer des pratiques politiques innovantes, mais de les associer étroitement dans la réflexion comme dans la pratique.
François Delapierre. Il y a maintenant plus de gouvernements dirigés par la nouvelle gauche en Amérique latine que de gouvernements à majorité sociale-démocrate en Europe ! Ces expériences de réinvention de la gauche sont très diverses. Mais plusieurs points communs peuvent être notés. Tous ces gouvernements s’appuient sur une intense implication populaire, suscitée notamment par la convocation d’assemblées constituantes. Ils se fixent comme premier moyen la souveraineté du pays sur ses ressources naturelles. Et ils se donnent comme objectif la satisfaction des besoins sociaux des plus pauvres. Tout ceci se traduit facilement en français, non ? Certes ces courants se réclament de références qui nous semblent lointaines, comme Bolivar, voire la théologie de la libération. Mais en France nous pouvons nous appuyer sur une tradition nationale républicaine qui a souligné de longue date l’importance de l’éducation populaire, de la participation citoyenne, de la souveraineté populaire. Le rapport de forces culturel n’est pas perdu, manque seulement la construction politique. Mais dorénavant c’est de l’autre gauche qu’elle peut venir.
Entretiens réalisés par Laurent Etre
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Débat paru dans le quotidien et sur le site de l’Humanité le 12 septembre 2009.
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