La vallée du Jourdain connaît ce que les experts appellent, une situation dite de « stress hydrique », c’est-à-dire un déséquilibre structurel entre son capital en eau limité et sa consommation, en très forte croissance compte tenu de son rythme démographique et de son développement économique.
La question de l’eau a pris un caractère géopolitique évident dans les relations entre Israël et ses voisins. En Cisjordanie et à Gaza, les tensions prennent souvent leurs origines dans la disparité flagrante de consommation entre ces deux peuples partageant les mêmes sources d’approvisionnement. Dans cette région au climat semi désertique et où les pluies sont inexistantes d’avril à septembre, avec des températures oscillant entre 30°C et 50°C, tout prend une dimension cruciale : le contrôle de l’eau permet la viabilité et la puissance économique de l’Etat hébreu. C’est la clé de voûte de la stratégie israélienne.
Israël contrôle le système de l’eau des territoires occupés de Palestine et organise un partage inégal et délibéré des ressources en eau. Selon la Banque mondiale, 90 % de l’eau de Cisjordanie est utilisée au profit d’Israël, les Palestiniens, eux, ne disposent que des 10 % restants. L’appendice B de l’accord intérimaire israélo-palestinien pour la Cisjordanie et la bande de Gaza (28 septembre 1995, dit Oslo II) précise pourtant qu’« Israël reconnaît les droits des Palestiniens sur l’eau en Cisjordanie » (article 40). Cette utilisation des eaux ne peut se faire que par un contrôle draconien de la consommation palestinienne dans les Territoires : limitation des cultures, interdiction de forer, prix prohibitif de l’eau, etc. Le rapport de population entre Israël et les Territoires est de 2 à 1 et celui de la consommation d’eau de 11 à 1. Israël ne parvient pas à limiter son peuple à cause notamment du symbolisme religieux car « la terre promise ne peut manquer d’eau ». Le mythe fondateur de « peuple qui fit fleurir le désert » est un problème : les citadins l’invoquent quand on proscrit l’arrosage des jardins à l’eau fraîche. Les agriculteurs le brandissent avec plus de vigueur encore quand on leur enjoint de sacrifier le coton et les agrumes, ou de payer l’eau à son juste prix. L’irrigation des orangers d’Israël et des oliviers de Gaza pèsent aussi lourd que les principes idéologiques. Aujourd’hui, les 2/3 des besoins d’Israël sont assurés par les ressources provenant de l’extérieur des frontières de 1948 : environ 1/3 proviennent de Cisjordanie et de la nappe de la bande de Gaza, et 1/3 provenant du lac de Tibériade et du Yarmouk.
Israël a toujours eu au cœur de sa stratégie d’expansion la maîtrise de l’eau et du Jourdain en particulier. Ce dernier prend ses sources, au pied du Mont Liban (Liban). Il draine des affluents venant de Syrie, et est bordé par trois pays : l’entité palestinienne, la Jordanie et Israël avant de se jeter dans la Mer Morte. La répartition des eaux du Jourdain est un enjeu majeur compte tenu les conflits existants entre ses pays riverains, tous confrontés à une grave crise hydraulique.
Dès sa proclamation le 14 mai 1948, l’Etat d’Israël se fixe quatre objectifs : contrôler le lac de Tibériade, le Jourdain, la zone côtière et ses villes, ainsi que le désert du Néguev dans le but de le faire fleurir pour absorber les flux migratoires et rassembler la diaspora juive. En 1953, Israël va mettre en pratique les directives du plan Hayes et commencer à détourner les eaux du Jourdain. Elle entreprend la construction du « National Water Carrier », colonne vertébrale à partir du nord du lac de Tibériade qui lui permet de détourner vers elle la majeure partie du cours d’eau.
En 1964, Israël a fini de réaliser, à partir du lac de Tibériade, l’interconnexion des eaux sur l’ensemble du territoire jusqu’au désert du Néguev, mis en valeur par l’irrigation, réussissant ainsi à « faire fleurir le désert ». La Syrie et la Jordanie entreprennent dès lors l’élaboration de barrages (Yarmouk) et de détournements (Banias) pour retenir l’eau en amont du lac Tibériade. Israël bombarde les travaux jusqu’au déclenchement de la guerre des six jours en 1967.
Le conflit sur le partage des eaux du Jourdain fut à l’origine du premier sommet arabe, en janvier 1967. Les territoires désormais dits « occupés » par Israël, le Golan, plus une partie du cours du Yarmouk, ainsi que les trois grandes nappes aquifères de Cisjordanie, lui octroient le contrôle total des ressources de la vallée du Jourdain. Hormis le Litani (confié actuellement à l’ONU au sud Liban), Israël a ainsi acquis les ressources en eaux souhaitées qui lui avait été refusées à sa création et ce n’est pas un hasard.
Malheureusement, le niveau du Jourdain est aujourd’hui huit fois plus bas qu’il y a cinquante ans. Le débit du Jourdain atteignait 1,3 milliard de m3 par an dans les années 1950. Il est tombé à moins de 200 millions. En Israël, au cours des 25 dernières années, l’extraction d’eau a excédé le rythme de renouvellement des nappes de 2,5 milliards de mètres cube. Selon les fonctionnaires du pays, Israël connaîtra, en 2010, un manque d’eau de quelques 360 millions de mètres cube. L’irrigation, peu efficace, utilise 63 % des volumes. On estime que 50 % des eaux tirées du Jourdain sont perdues en raison de la vétusté des infrastructures. La solution pourrait constituer en des transferts d’eau, ou par le recours coûteux à des ressources non conventionnelles : dessalement de l’eau de mer, recyclage des eaux usées. L’arrivée de nouveaux migrants, ne fait qu’accentuer le problème. Le potentiel en eau de la Cisjordanie est constitué de l’eau de surface du Jourdain et de petits cours d’eau, plus trois nappes phréatiques principales surexploitées (ce qui entraîne une salinisation des eaux : en position littorale, il y a intrusion de l’eau de mer jusqu’à 2 km dans les terres).
Israël doit malgré tout négocier avec ses autres voisins. Le traité de paix avec la Jordanie (1994) est d’ailleurs assorti d’un chapitre consacré à l’eau. L’Etat hébreux « laisse » son voisin puiser sa part des eaux d’un affluent du Jourdain. La Jordanie est un des dix pays les plus pauvres en ressources en eau, avec un déficit d’eau annuel de plus de 500 millions de mètres cube et souffre cette année encore d’une énorme pénurie d’eau suite à la sécheresse de l’hiver 2007 (Le Whideh Dam [Yarmouk] son plus important barrage, ne fonctionne qu’à 40 % de ses capacités). Avec la Syrie, la position israélienne apparaît beaucoup plus vulnérable. Le Golan syrien fournit 770 millions de mètres cube d’eau par an à Israël, soit 1/3 de sa consommation annuelle. L’eau du plateau se déverse dans le lac de Tibériade, qui constitue la plus grande réserve pour Israël. La Syrie revendique la rétrocession en échange de la paix. Comme Israël est d’accord avec le principe, à la condition que les Syriens ne détournent pas l’eau du plateau, des négociations de paix indirectes ont été entamées sous l’égide de la Turquie.
Plus au sud, un projet capital vient de voir le jour : L’Etat hébreu, le royaume hachémite et l’Autorité palestinienne ont ratifié un accord commun et ont reçu, sous les auspices de la Banque mondiale, l’aval de pays donateurs – Etats-Unis, Japon, France (1) et divers partenaires européens pour un projet qui consiste à transporter l’eau de la Mer Rouge vers la Mer Morte, par deux canaux longs de 200 kilomètres, 5 mètres de large et un dénivelé de plus de 400 mètres. La première tranche ira du golfe d’Aqaba vers une station de relevage située à 12 kilomètres plus au nord, avec une capacité de 60 mètres cubes par seconde. L’ouvrage est destiné à empêcher le dessèchement de la Mer Morte dont la superficie est passée de 950 km² à 630 km², et le niveau est passé de -392m à -414m. Cela permettra à la Jordanie de faire face au déficit en eau potable, grâce à d’énormes infrastructures de production d’électricité et de désalinisation. « Nous n’avons pas le choix, tranche Raed Abu Saoud, le ministre de l’Eau et de l’Irrigation jordanien. C’est une question de survie. » Le président israélien Shimon Pérès soutient fortement le projet, mais les débats sont importants dans le pays car la Mer Morte fait l’objet d’une exploitation des ressources minérales découvertes (potassium, magnésium, brome, etc.) et des lobbies écologistes ou touristiques font pression pour « préserver » le site. La zone est de plus, « sacrée » aux yeux des principales religions monothéistes.
Israël pérennise ses approvisionnements. Quand il s’agit de l’eau, tous les protagonistes de la région se placent conjointement autour de la table. Le consensus se fait naturellement, sans réel traité de paix, (qui pour certain pourrait même être préjudiciable : un afflux de réfugiés ou la pression en vue de développer la région pourraient nuire encore plus sérieusement aux ressources). Le canal va induire une réorientation de toutes les stratégies des Etats autour du bassin jordanien démontrant encore une fois la prédominance de l’enjeu hydraulique.
(1) Avec 2,5 millions d’euros sur un budget total d’environ 7 millions, l’Hexagone est le premier contributeur de l’étude. « Coyne et Bellier » filiale de Suez à 100%, a remporté l’appel d’offres pour l’étude de faisabilité, une entreprise française (la maison mère ?) pourrait se voir confier les travaux.
QL