Les ingénieurs des âmes en chef. Littérature et politique en URSS (1944-1986)

Publié le 12 juin 2009 par Infoguerre

Le grand mérite de l’ouvrage de Cécile Vaissié Les ingénieurs des âmes en chef. Littérature et politique en URSS (1944-1986) est de ne pas se focaliser sur la figure des dissidents soviétiques (dont C. Vaissié est par ailleurs spécialiste), mais au contraire de décrire l’environnement et le système dans lequel ils évoluaient, ainsi que les mécanismes ayant amenés certains à devenir, ou plus exactement à être considérés, comme dissidents. Leurs persécuteurs sont évidemment également présentés, lesquels se révèlent au moins aussi intéressants. Le tout de façon extrêmement fouillée et qui témoigne d’un impressionnant travail de recherche et de synthèse.

Or, cette abondance de dates, de noms et de détails rend justement la lecture du livre quelque peu ardue et n’aide pas à saisir de quelques idées forces, que présente avec bien plus d’acuité la préface de Claude Lefort. En tout premier lieu, ce terme « d’ingénieurs des âmes » (les membres de l’Union des Ecrivains étant les « ingénieurs en chef ») : l’association quelque peu incongrue de deux termes qui justement traduit bien le statut de l’écrivain en Union soviétique : dès Lénine, la littérature et l’art en général constituent des moyens techniques contribuant à la création d’un homme nouveau. Ce statut de l’écrivain est à la base de la vie littéraire en Union soviétique, avec de multiples conséquences : 

Historico-politiques, tout d’abord : 

  1. La vie littéraire vit au rythme de la vie politique : les différentes phases du régime soviétique (terreur stalinienne et déstalinisation par Khrouchtchev, puis reprise en main ; stagnation brejnévienne et culte de la personnalité) influeront sur la vie littéraire soviétique, quant au sujet des œuvres, aux différentes versions de la même œuvre qui paraîtront successivement, et bien sûr, en premier lieu, quant choix des dirigeants des différentes unions d’écrivains auxquelles un écrivain était obligatoirement affilié.
  2. Un conflit, d’ailleurs plus russe que soviétique, divise le milieu littéraire comme le milieu politique : les nationalistes russes qui « sont hostiles aux Juifs, à l’Occident et à l’art pour l’art » ; les autres, qu’il est difficile de qualifier mais que les Russes eux-mêmes nomment « libéraux » sont avant tout attachés à la qualité de la littérature et plus tourné vers l’Occident. C’est bien sûr au sein de cette fraction qu’apparaîtront les dissidents.  

Esthético-philosophiques, ensuite : 

  1. Les textes produits ne sont pas appréciées selon leurs qualités littéraires mais selon leur apport idéologique – ce que C. Vaissié nomme le « syndrome Sourkov », du nom d’Alexei Sourkov qui sera à la tête de l’Union des Ecrivains d’URSS de 1953 à 1959 : « des ouvriers, des paysans, des komsomols expliquent aux gens de lettre ce qu’il faut écrire et comment ».
  2. L’apparition de la samizdat, en particulier après la condamnation par l’Union soviétique de l’attribution en 1958 du prix Nobel de littérature à Boris Pasternak, auteur du Dr Jivago (dont la publication ne sera autorisé que dans les années 1980) : le terme, contraction de « sam » (seul) et « izdat » (publier)  désigne le fait de reproduire clandestinement et de façon artisanale des œuvres interdites. Cette pratique, que ne pourra jamais empêcher le régime, est la preuve qu’une partie de la société ne se satisfaisait pas des œuvres insipides mais « idéologiquement correctes » autorisées. 

Sociologico-psychologiques, enfin : 

  1. Loin d’être une société sans classes, la société soviétique est faite de différents mondes clos : être membre de l’Union des Ecrivains offre de nombreux avantages matériels, parfois insignifiants (une datcha, une pièce supplémentaire « pour leur permettre d’écrire. Ces gens n’étaient pas mauvais, mais ils étaient gâchés par la question du logement » selon l’écrivain Mikhail Boulgakov) ce qui aboutit à complètement couper les écrivains des prolétaires au service desquels ils sont censés être. Les écrivains vivent donc en monde clos, où chacun se surveille et se jalouse, contribuant ainsi à la médiocrité de la vie littéraire.
  2. Cette vie en monde clos, les soubresauts de la vie politique, mais également les qualités personnelles de certains dirigeants (lesquels ne sont pas tous médiocres) induisent des comportements qui apparaissent à la limite de la schizophrénie : l’auteur de théâtre Oleg Tabakov parle « d’une comptabilité morale double, voir triple » : une même personne peut donc proférer des avis et avoir des comportements contradictoires non seulement à des époques différentes, mais simultanément : ainsi, Sergueï Narovtchatov, nommé en 1961 secrétaire de l’Organisation des écrivains moscovites : sa carrière s’accélère lorsqu’il participe à la campagne contre les jeunes auteurs prenant trop de liberté ; parallèlement, il fréquente et aide la poétesse Anna Akhmatova, pourtant déchue, tout en prétendant le contraire.  

 La description d’un milieu est réussie, une atmosphère est rendue et la présentation des acteurs paraît exhaustive. Toutefois on aurait aimé moins de faits et plus d’analyse, et plutôt qu’une description linéaire et chronologique, une mise en perspective de l’instrumentalisation de la littérature au sein d’une société totalitaire – mais aussi et surtout comment cette littérature, pour médiocre qu’elle fût, contribua à l’influence culturelle de l’Union Soviétique dans le monde en général et en Europe de l’Ouest en particulier.  

AS

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