Désolé, mais je n’ai pas envie de
parler des nouveaux morceaux de Radiohead… Ce n’est pas que j’ai quelque chose contre la clique à Thom Yorke, bien au contraire. Mais à quoi bon commenter à mon tour, piste par piste, ce nouvel
album puisque, depuis quelques jours, la blogosphère mondiale s’excite autour de cette nouvelle livraison, chacun pouvant, dans une belle simultanéité, jouer au critique rock en s’emparant d’un
album que personne n’avait jusque-là pu entendre. Cet enthousiasme est normal : c’est Radiohead. Cette sortie est un événement artistique autant qu’industriel. Le disque est donc disponible
depuis mardi, mais uniquement en mp3 pour l’instant. Radiohead nous fait entrer dans une ère d’immédiateté où l’écoute du disque est quasiment raccord avec le moment de l’enregistrement. C’est
nouveau (pour un groupe comme celui-ci du moins). Il se joue là quelque chose d’important. En même temps, on est tellement pris de cours que l’on n’a pas vraiment eu le temps de le désirer, de le
fantasmer, ce disque. C’est un sentiment bizarre et assez paradoxal.
In Rainbows est donc sorti quand on ne l’attendait pas. Très vite. Sans communication préalable. Radiohead n’a plus de maison de disque. C’est volontaire. Le groupe, totalement libéré
des contraintes industrielles, fait ce qu’il veut maintenant. Rappelons tout de même que ce luxe n’est pas donné à la première formation venue. Si Radiohead se permet d’offrir quasiment son nouveau disque aux fans, c'est que que le groupe jouit déjà d’une énorme notoriété mondiale. Tout cela, c’est très bien, c’est
assez réjouissant. D’autant plus que l’album est à la hauteur d’une discographie exceptionnelle. Mais relativisons tout de même : Radiohead n’invente rien en faisant cela. Nombre d’artistes
ou de groupes diffusent déjà leurs disques en téléchargement gratuit. Certains aussi, avant parution, nous donnent l’occasion d’écouter l’intégralité de l’album sur leur myspace (Fancy, dont j’ai
déjà parlé longuement) ou sur leur site (Candie Payne, chanteuse rétro-pop prometteuse que nous fit découvrir un voisin de blog
hier). Il y a comme un effet d’optique : on parle beaucoup de l’initiative de Radiohead parce que c’est la première fois qu’un groupe ou artiste de cette ampleur procède ainsi…
Ce qui est intéressant aussi avec cette parution hors normes, c’est qu’elle modifie en profondeur le rapport de l’artiste à la critique. Les internautes, du coup, sont flattés des égards du
groupe d’Oxford à leur attention. Finis les privilèges du journaliste qui pouvait écouter le disque avant tout le monde. Pensez donc, l’album est disponible dans un premier temps uniquement en
téléchargement avec, en plus, ce concept révolutionnaire qui a cours déjà pour certains spectacles (vous téléchargez le disque en mp3 et vous payez ce que vous voulez…). L’annonce de la fin du
mixage a précédé de dix jours seulement la date officielle de sortie. Il y a là un certain panache. Au détour d’un message lapidaire sur leur site officiel, Johnny Greenwood annonçant que le
disque était terminé et qu’on pourrait, nous, l’écouter dans dix jours, oui, ça avait de la gueule.
Ainsi, ce ne sont pas seulement les maisons de disque et les distributeurs qui sortent laminés du constat d’obsolescence qu’on leur adresse frontalement, c’est aussi la presse officielle qui n’a
pu écouter le disque et qui perd un peu de ses prérogatives. In Rainbows, tout le monde l’a découvert au même moment et les Inrockuptibles, dans une brève miteuse, cette semaine, en sont
réduits, impuissants, à faire du maigre publi-reportage, à copier/coller un communiqué de presse, à dire avec quelques jours de retard (parution hebdomadaire oblige) ce que l’Internet rock
commente depuis le début du mois…
Ces parutions à deux vitesses (la presse doublée par les blogs mp3 et par les sites de partage), ce n’est pas complètement nouveau. Il est fréquent maintenant que l’on trouve, plusieurs semaines
avant leur sortie, certains disques sur la toile. Ainsi, le Magic de Bruce Springsteen, j’ai pu l’écouter début septembre alors qu’un critique professionnel, fan notoire du Boss, le
découvrait seulement quelques jours avant la parution officielle (le 2 octobre), dans les locaux de la maison de disques le distribuant (ici)…
Radiohead, avec ce nouveau disque, vient simplement d’officialiser une pratique qui a cours depuis un certain temps. L’objet disque, de fait, n’est plus forcément celui vers lequel convergent nos
attentes. Il paraîtrait même complètement démodé. La musique, nue, s’affranchit du support qui jusque-là servait à la véhiculer. De blog en blog, on lit souvent des chroniques de nouveaux albums
que l’on ne peut trouver à la Fnac. C’est réjouissant, mais cela comporte aussi ses limites. Car il n’y a pas que des Fnac, il y a aussi des disquaires, des passionnés, des "passeurs". Si l’on
fait un parallèle avec la manière que nous avons, depuis plus d’un siècle, de voir les films dans des lieux collectifs, c’est confirmer la mort, pressentie par certains, de la salle de cinéma. Ce
qui n’est pas pour me réjouir. Une oeuvre, donc, peut-elle se passer du support (le disque) ou du lieu qui la diffuse, qui la met en valeur, l'accompagne (la salle de cinéma) ?
Dans le cas qui nous occupe, Radiohead nous fait un cadeau. Les cadeaux, c’est chouette, on aime bien ça, surtout quand c’est le groupe le plus passionnant du monde qui nous les offre. Pourtant,
le risque n’est-il pas aussi que ce disque ne soit pas écouté comme ses prédécesseurs, qu’il soit d’emblée dévalué, considéré comme un album anecdotique ? Surtout, comment justifier la
sortie du nouvel opus de ces orfèvres du son en compression mp3, 160 kbps ? Peut-être que cette parution dans un format tout juste acceptable est un piège tendu aux fans, une sorte de
"teaser" luxueux, pour que les vrais amateurs aient quand même envie de commander, à partir de décembre, la boîte luxueuse où l’album sera livré en cd, en vinyle et agrémenté d’inédits (pour 60
euros quand même !) …
Cette sortie "immatérielle" pose donc, je trouve, des questions essentielles. Le disque est-il encore un objet incontournable ? Qu’est-ce donc qu’une "sortie" d’album aujourd’hui ? In
Rainbows annonce-t-il que le disque en tant que support physique est voué à devenir un produit de luxe ? Tout le monde parle du nouveau Radiohead, d’accord, mais moi je ne l’ai pas vu
ce disque, je ne l’ai pas touché, je n’ai pas rêvé devant sa pochette. Ce disque, je l’ai juste écouté. Et – comme je n’ai pas envie de profiter des nouvelles chansons, rivé à mon ordinateur ou
raccordé à mon baladeur mp3 dans les transports en commun – je vais le graver et me confectionner un joli livret perso… Pas question, sur mes étagères, de laisser de la place pour la
poussière…