Surate est alors le théâtre de troubles politiques. Anquetil-Duperron assiste à la montée en
puissance de l’hégémonie anglaise. Il ne se range d'aucun côté. Il se fraye seul une voie au milieu des nationalités, des communautés et des religions.
Il rencontre enfin, après trois années d'errance et d'aventure, des destours, docteurs parsis versés dans les textes sacrés de la vieille religion iranienne. Trois d'entre eux,
principalement le vénérable destour Darab se prêtent à ses demandes de manuscrits et à lui enseigner leurs langues et leur religion. Le contact ne se fait pas sans le heurt des deux
cultures. D'un côté le jeune français récemment sorti des écoles de son pays, de l'autre un maître âgé, détenteur d'une tradition soigneusement défendue dans une communauté religieuse fermée. Le
caractère impulsif et soupçonneux du premier n'arrange pas les choses. Mais sa volonté est inébranlable. En définitive il se réalise une rencontre intellectuelle de la plus haute qualité entre le
jeune français et le destour Darab. Leurs relations s'améliorent avec le temps et aboutissent à une estime mutuelle. Le maître parsi a reconnu l'intelligence de son disciple. Celui-ci a
acquis ou copié les manuscrits fondamentaux et a recueilli l'explication de leur contenu.
Le 16 juin 1759, soit 4 ans après son arrivée, Il est fier d'annoncer qu'il a achevé une traduction du Vendidad. Il écrit aussitôt au Chancelier de Lamoignon, le priant d'appuyer auprès
du roi « un ouvrage unique en son genre, la traduction du manuscrit de Zoroastre « et de le lui faire agréer. Il écrit au roi le suppliant « de favoriser son travail
et de donner dans l'Inde des ordres pour la recherche des Vedes ». De plus, il a beaucoup enquêté sur la pratique de la religion parsie. Il a, chose très rare pour un européen, pu
visiter avec son maître un temple du feu le 20 juin 1760.
La réussite est complète. Mais ce n'était qu'une première partie de la mission qu'il s'était donnée. La deuxième partie était la quête des Vedas. Il s'y engage avec la même ardeur. Mais ce second
grand projet avorte. Ayant un malheureux penchant à s'occuper de tout et de ce qui le regardait le moins, il reproche à un commerçant français des procédures malhonnêtes, le faisant un peu trop
vivement. Cela aboutit à un duel où il laisse son adversaire mort sur la place de Surate. D'abord poursuivi par l'administration française, il doit se réfugier dans la loge anglaise. Les
poursuites sont arrêtées, quand il arrive à prouver qu'il avait été attaqué. Mais survient alors la prise de Pondichéry par les Anglais. Son avenir est sombre en Inde. Il accepte de
retourner en Europe, embarque sur un vaisseau anglais, avec une caisse contenant ses papiers et 180 manuscrits. On le débarque en Angleterre. Il a des difficultés pour échapper au statut de
prisonnier, surtout pour dédouaner sa caisse de manuscrits et la détourner de la convoitise d'un orientaliste anglais !
Malgré tout il arrive à Paris le 14 mars 1762 et le lendemain, 15 mars, dépose à la Bibliothèque du roi « LES OUVRAGES DE ZOROASTRE et les autres manuscrits qu'il avait destinés pour ce
précieux trésor ».
De son voyage il écrira plus tard : « J'avais passé huit ans
hors de ma patrie et près de six dans l'Inde. Je revenais en 1762 plus pauvre que lorsque j'étais parti de Paris en 1754... Mais j'étais riche en monuments rares et anciens, en connaissances que
ma jeunesse (j'avais à peine trente ans) me donnait le temps de rédiger à loisir et c'était toute la fortune que j'avais été chercher aux Indes ». Il vivra le reste de sa longue
vie sur cette fortune.
Dès son retour la Bibliothèque du roi l'engage comme interprète pour les manuscrits orientaux. Il rend compte de sa mission à l'Académie des inscriptions et belles-lettres dans deux séances
successives. Il y entre comme membre associé le 6 septembre 1763, est nommé pensionnaire le 9 décembre 1785. Il y fait de nombreuses communications et multiplie les publications dans les
Mémoires et le Journal des Savants. Son premier ouvrage d'importance est en 1771 le Zend Avesta en trois volumes. Le premier, de quelque quatre cents pages, est
consacré en entier au récit de son voyage. On attendait un livre d'érudition. C'est un récit passionnant et qui va passionner l'Europe.
Anquetil Duperron s'y révèle tout d'abord un grand écrivain. Il aime parler de lui. Il raconte ses aventures, ses maladies, ses déboires, ses querelles, ses succès, sans plaintes, sans
complaisance, sans plaidoyers. Il se juge lucidement. Ce n'est pas une simple confession. Il entend tirer une philosophie de son expérience. On croit parfois lire un nouveau Montaigne dans la
belle langue du XVIIIe siècle. D'un autre côté, il est de son temps, emprunte la grandiloquence montante de la fin de son siècle. Il touche aussi au préromantisme. Son texte se charge de
sensibilité. Il lui arrive de s'exalter devant les beautés de la nature. Sa phrase, bien frappée, a une sonorité musicale, une cadence personnelle, un mouvement qui suit l'inflexion de la pensée,
de l'émotion. On croit déjà lire Chateaubriand.
A SUIVRE