Conscient d'avoir éveillé la présence de maints points
d'interrogation dans les yeux des lecteurs les plus fidèles à EgyptoMusée en annonçant, samedi dernier, l'évocation de
certains de mes coups de coeur amoureux tout au long des deux mois qui viennent de s'écouler, je vous propose aujourd'hui donc un premier rendez-vous avec la Beauté, presque avec le Sublime.
Les plus assidus d'entre vous, ceux qui connaissent ma propension à exalter l'antique splendeur égyptienne - souvenez-vous de la reine Tiy : tout à la fois du
bas-relief acquis jadis aux Musées Royaux d'Art et d'Histoire de Bruxelles, et du dessin qu'en réalisa et m'offrit mon ami Jean-Claude -, ont peut-être supposé, malgré la restriction à ce sujet que j'avais toutefois
notifiée la semaine passée, que j'allais aujourd'hui évoquer l'un quelconque autre visage féminin qui aurait illuminé les rives du Nil.
Il n'en est rien !
C'est à Bruges, cette fois, au bord des célèbres canaux, bien plus près de chez moi donc que ne le sont et Le Caire et Alexandrie, que
je la rencontrai pour la première fois. Elle n'était pas seule, son fils l'accompagnait.
Idéal de beauté intemporelle, sérénité douce, mais étrange, d'un visage ovale tutoyant la perfection, Elle se tenait là, altière, assise à quelques pas de
moi dans une nef latérale de cette magnifique église Notre-Dame de Bruges ("Onze-Lieve-Vrouwekerke", comme on dit là-bas en néerlandais) où j'étais en réalité entré pour
contempler Marie de Bourgogne, fille de Charles le Téméraire dont le gisant, en airain doré et pierre de touche, constitue un des joyaux du lieu.
Impassible, le regard baissé vers le sol, Elle semblait tout simplement absorbée par je ne sais quelle pensée alors que de
ses bras, manifestement sans la moindre envie de le retenir - et d'ailleurs, prêtait-elle même attention à son geste ? -, s'échappait un enfant potelé, bouclé, calmement désireux d'affirmer sa
volonté d'effectuer quelques pas.
Dans un autre monde que le mien, ni Elle ni Lui ne remarquèrent ma présence, seuls qu'ils étaient chacun dans cet édifice peuplé de touristes.
Subjugué, ému jusqu'aux larmes devant tant de beauté, je n'avais de mots pour exprimer ce que je ressentais véritablement : ce visage qui paraissait
dépourvu de sentiment, ce coeur d'une mère qui aurait pu être la mienne, la vôtre, ami lecteur, tant Elle était divinement belle dans cette robe puissante dont la souplesse
pourtant des plis du drapé accentuait encore la force, suggérant à mes yeux embués la position exacte qu'avaient bras et jambes sous l'incroyable abondance du tissu, savaient-ils déjà, imparable
prémonition, que si Elle laissait partir son petit, si Elle admettait, sans plus le retenir d'avantage, qu'il s'avance ainsi vers moi, vers nous, il se condamnait irrémédiablement
?
Mais il était trop tard, et pour Elle, juguler le geste de l'enfant, et pour Lui, revenir sur sa décision : son pied gauche posé à même
le bas de la robe, du droit, il descendait inéluctablement du giron protecteur. Quelques instants plus tard, sûr de lui, de sa volonté, il est certain qu'il allait lâcher la main maternelle qu'il
tenait pourtant encore, qu'il allait arriver parmi nous, qu'il allait affronter son destin.
Toute cette réflexion, toute cette image qui demandent aujourd'hui le temps d'effleurer les touches de mon clavier, ne prirent, cet après-midi là, en cette église
Notre-Dame de Bruges, que le seul instant d'un regard appuyé ...
***
Certes, à tout seigneur tout honneur, il y a le Musée du Louvre avec deux de ses "Esclaves", immenses, pathéthiques, tragiques,
chefs-d'oeuvre initialement prévus pour le tombeau du pape Jules II, à Rome et qui, de Roberto Strozzi à Alexandre Lenoir, en passant par François Ier et le Cardinal de Richelieu, connurent bien
des maîtres avant de susciter notre inconditionnelle admiration, salle 4 du rez-de-chaussée de l'aile Denon.
Certes, il y a Londres et son "Tondo Taddei" à la Royal Academy.
Certes, il y a aussi son douloureux "Garçon accroupi", également prévu pour orner un prestigieux tombeau, celui des Médicis, à l'église San
Lorenzo de Florence et qui, après bien des vicissitudes, se retrouve désormais au Musée de l'Ermitage, à Saint-Petersboug.
Mais force est toutefois de reconnaître que bien peu d'oeuvres en ronde-bosse du génie de la Renaissance que fut Michelangelo Buonarotti ont franchi les Alpes pour
venir jusqu'à nous, en Europe du Nord. Et a fortiori du vivant même du Maître.
Il n'en est évidemment pas de même de ses croquis, dispersés çà et là : au British Museum de Londres, qui détient la collection la
plus riche, à l'Ashmolean Museum d'Oxford), à l'Albertina de Vienne, au Musée Teyler de Haarlem, aux Pays-Bas qui est en droit de s'ennorgueillir d'exhiber une partie de l'ancienne
collection de la reine Christine de Suède; et, bien sûr, au Louvre qui, comme d'autres, avait célébré en 1975 le demi-millénaire de Michel-Ange par une remarquable exposition de ses
dessins.
Modestement, bien plus modestement, la Belgique, pour le plus grand bonheur des philatélistes, marqua cette année 1975 par l'émission d'un timbre-poste représentant la
seule oeuvre sculptée que nous possédions de l'artiste : cette "Vierge à l'Enfant" dont je tombai immédiatement amoureux en juillet dernier, à Bruges.
Cette remarquable sculpture - j'insiste, au passage, sur le fait que je ne suis nullement croyant et que le vocabulaire quelque peu dithyrambique qui pourrait être ici le
mien n'est motivé que par ma seule émotion esthétique -, cette Madone de marbre blanc de Carrare lovée dans l'immense autel baroque de la niche de la nef latérale de l'église brugeoise, en plein
coeur historique de la ville, fut vraisemblablement réalisée entre 1501 et 1505.
Oeuvre de jeunesse donc, commandée à Michel-Ange par le cardinal Picolomini, un instant pape sous le nom de Pie III et destinée à l'autel de la cathédrale de Sienne, elle
fut en définitive acquise par de prospères marchands de tissus flamands, les frères Jean et Alexandre Mouscron, appelés "Moscheroni", dont la fortune permit de surenchérir sur ce que
la bourse du cardinal pouvait offrir. Leur but : orner le caveau familial dans l'église Notre-Dame à laquelle, en 1514, Jean Mouscron l'offrit.
Dérobée par la suite, elle fut une première fois emportée en France lors de l'occupation de notre territoire pendant la Révolution française et une seconde en Allemagne
par la Wehrmacht lors de sa retraite, en 1944.
Napoléon - Hitler ... Sans commentaire !
Mais fort heureusement, à chaque fois, l'oeuvre fut restituée à Bruges où, maintenant depuis la Libération de notre pays à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, elle ne
cesse - j'en suis intimement persuadé -, de susciter la plus vive émotion chez tous ceux qui viennent l'admirer.
Exécutée dans le plus pur style "Quattrocento florentin", cette Madone sublime véritablement la dévotion à la Vierge, ainsi que le drame de la Passion du Christ
mettant plus particulièrement l'accent sur ses souffrances humaines, qui demeuraient encore prépondérants à l'époque de Michel-Ange. C'est ce que traduisent tout à la fois et le visage de Marie,
pensive, quasiment absente, et l'attitude déterminée de l'Enfant divin qui s'en va marchant inéluctablement vers sa destinée.
Il fallait, dans un tel contexte religieux encore très fort, oser ce "couple". Le génial sculpteur le fit, qui représente Marie, jeune, magnifiquement gracieuse, d'une
beauté sans égale; et qui figure l'Enfant Jésus dans une attitude en totale opposition avec les oeuvres de ses prédécesseurs et contemporains traitant le même sujet : debout, presque sans
être soutenu, le bambin n'est absolument pas représenté assis sur les genoux de sa mère, il s'en dégage au contraire, s'en détache sans brusquerie aucune, comme si cela devait être l'évidence
même ...
Avez-vous été sensible, ami lecteur, dans cette oeuvre en marbre, je le rappelle, à cet effet de mouvement qu'a admirablement rendu Michel-Ange par la légère torsion
qu'il imprime à l'épaule relevée et au bras droit de l'Enfant, alors que toute la composition se lit plus comme un bas-relief dont on admirerait la frontalité, tout empreinte de majesté, que
comme une véritable oeuvre en ronde-bosse que, c'est habituellement le but, l'on pourrait contourner afin d'aller découvrir d'autres élégants détails, à l'arrière ?
Avez-vous aussi ressenti l'effet monumental obtenu par l'artiste en enfermant littéralement le petit corps descendant sur le sol dans celui de sa mère, assise, en
donnant à l'ensemble la forme globale d'un triangle (je n'oserais le terme "pyramide" ...) dont la pointe serait l'extrémité du parfait ovale de la tête de Marie, surmontée d'un capuchon,
et dont la base serait évidemment le socle sur lequel pose son pied ?
Réinterprétant de manière tout à fait personnelle le thème de la Vierge à l'Enfant tant rebattu au Moyen Âge, Michel-Ange réussit, avec cette Madone de Bruges à
incontestablement prouver l'extrême originalité de sa conception. Du grand art à l'état pur !
Je n'insisterai plus sur l'exceptionnel rendu des plis du tissu de marbre de la robe (ou du manteau, je ne sais) de Marie; mais je ne voudrais pas terminer cette
présentation sans attirer votre attention sur un détail qui, par parenthèses, me semble relativement fréquent chez Michel-Ange : il s'agit du très bizarre contraste existant entre l'imposant
degré de finition de l'oeuvre en elle-même et le bloc de marbre non épannelé, à droite, qui passerait presque inaperçu sous les ondulations des plis du vêtement;: bloc brut s'il en est,
dont je vous propose une vue rapprochée ci-dessous, à peine entaillé de quelques coups de ciseaux, sur lequel pourtant reposent les pieds gauches de la Vierge à une extrémité et de l'Enfant Jésus
à l'autre.
Vous m'accorderez, ami lecteur, que les hasards de ma réflexion qui feraient se terminer cet article sur un gros plan de pieds, fussent-ils divins, en briseraient l'aura.
Aussi ai-je pensé qu'il était préférable que nous nous quittions sur un visage. Esthétiquement sublime. Qui tant m'émut.
Celui de Marie, tout simplement ...