DADVSI, HADOPI, le feuilleton continue. Les tentatives de la droite continuent, tentant d’aller à l’encontre des pratiques culturelles de plus en plus répandues chez les internautes, jeunes ou vieux. Ce qui me frappe dans ce débat, c’est que l’on prend rarement du recul face à ce phénomène.
En premier lieu, plutôt que de voir dans les logiciels de partage de fichiers l’arme ultime de salauds qui veulent voler les artistes, on pourrait surtout se réjouir de notre capacité à diffuser la culture de façon plus large qu’avant. Et poser, en tout cas à gauche, un premier principe : dans la société que nous voulons construire, l’accès à la culture doit être le plus large possible. Tout ce qui contribue à permettre cet accès aux individus doit être encouragé. C’est ainsi que les bibliothèques se sont développées, afin de permettre l’accès aux livres, et aujourd’hui les médiathèques, qui diffusent aussi des CD et DVD… et même de la Video à la demande, comme le font plusieurs médiathèques qui ont signé un partenariat avec Arte-VOD permettant aux abonnés de télécharger gratuitement jusqu’à 4 documents sur 12 jours. Et pourtant personne n’accuse les mairies, qui gèrent des bibliothèques ou médiathèques, d’être des criminelles ! Ni leurs abonnés d’être des voleurs.
Evidemment, la question de l’offre de culture se pose immédiatement. La question des droits d’auteurs est bien présente. Pourtant, il faut la séparer en deux. Il y a la question de la protection de l’oeuvre (éviter le plagiat, par exemple), et celle de la rémunération. Pour ce qui concerne la protection de l’oeuvre, qui est essentielle (voir à ce sujet un article intéressant de Richard Stallman, une des personnalités historiques du logiciel libre, qui conteste une proposition du Parti Pirate suédois), les Creative Commons fournissent une excellente réponse, de plus en plus adoptée.
La rémunération est plus complexe. Bien sûr la production de la culture n’est pas gratuite, et c’est au nom de ce fait que beaucoup enchainent dans une déduction trompeuse que l’accès ne peut donc pas être gratuit. Mais les musées nationaux aussi coûtent de l’argent, et pourtant leur accès est gratuit jusqu’à 26 ans. La vraie question est donc celle de la rémunération des artistes, et c’est ce que le PS a mis en avant dans les débats, où il faut saluer la ténacité de plusieurs de nos élus, en particulier Patrick Bloche et Christian Paul, dont le combat a conduit à des reculs, une censure partielle de la loi par le Conseil Constitutionnel.
Rémunérer les artistes, cela devrait être le sujet majeur du ministère de la Culture, au lieu de passer du temps à chercher des dispositions législatives qui ont été abandonnées dans les autres pays qui ont été tentées par ce fantasme d’un contrôle des pratiques des internautes. Et cela d’autant plus que cette question est posée dans plusieurs secteurs : le cinéma, la musique, mais aussi le spectacle vivant comme l’a montré le mouvement des intermittents du spectacle. Et nous devons sortir du système archaïque que nous connaissons aujourd’hui. Car ce système a pour caractéristique de très mal rémunérer -voire ne pas du tout les rémunérer- de nombreux artistes, et d’en surpayer quelques-uns. Au risque d’être simpliste, j’avoue ne pas saisir la légitimité d’un mécanisme qui conduit à offrir des fortunes à des vedettes fruits d’un système commercial, pendant que des artistes talentueux et exigeants vivent en-dessous du seuil de pauvreté. Pourquoi les revenus devraient-ils être proportionnels au nombre de titres vendus ? Naturellement, on peut souhaiter que plus on est diffusé plus on gagne d’argent. Mais pourquoi ne pas envisager d’autres façons de calculer les revenus (j’en proposerai quelques-unes à la fin, pour ceux que les mathématiques amusent) ?
Je ne peux m’empêcher de transposer cela dans le domaine que je connais mieux, la recherche. Un chercheur n’est pas payé proportionnellement au nombre de fois où ces articles ont été lus, ou même cités. Certes, de plus en plus le nombre de publications, le taux de citations jouent un rôle dans sa carrière. Et la communauté scientifique s’élève contre ces pratiques qui s’avèrent contre-productives.
Par ailleurs, est-il légitime que des artistes gagnent des sommes mirobolantes ? L’actualité est pleine des scandales liés aux bonus octroyés aux traders ou dirigeants de certaines entreprises, des polémiques sur les salaires des sportifs, mais la question de la rémunération excessive est aussi un sujet qui touche d’autres secteurs – j’en parlerai une autre fois…
Un autre élément absent du débat me frappe aussi. Pour remplacer le mécanisme de rémunération lié à la vente des CD ou DVD, le PS et diverses associations ont proposé un mécanisme d’abord appelé licence globale, et maintenant contribution créative. Il s’agit, en gros, de faire payer aux internautes un forfait permettant ensuite d’accéder légalement au téléchargement des oeuvres de son choix. Ce système a été rejeté par la droite et les grands groupes de l’industrie culturelle, dans une hypocrisie incroyable. En effet, nombre d’entre elles ont déjà mis en place de tels systèmes… à la nuance près – mais cette nuance est le fond de l’affaire – que ce forfait donne accès à l’intégralité du catalogue du groupe en question. Ainsi, SFR-Neuf en tant que fournisseur d’accès internet donne accès, dans son offre, en plus de l’accès à internet, à la téléphonie et à la télévision, à une partie du catalogue musical d’Universal. Et en payant 5€ par mois de plus, l’abonné a droit à tout le catalogue Universal. Cela ressemble fortement à une licence globale… mais permet à Universal de continuer à régner en maître sur la diffusion de musique, puisque l’internaute ne pourra aller ailleurs. Dans le domaine du cinéma, cela fait longtemps que Gaumont a créé un Pass permettant d’aller voir autant de films qu’on veut… en tout cas dans ses salles, et donc par le biais de son réseau de distribution. Le problème pour ces groupes, ce n’est donc pas qu’un forfait soit instauré, mais qu’ils risquent de perdre leur position de leader dans un secteur qualifié d’industriel, ce qui en dit long sur l’éloignement des motivations premières de la création culturelle. Pourtant, un des bénéfices du téléchargement sur Internet, c’est justement d’avoir accès à des oeuvres qu’on ne trouve pas facilement. La loi HADOPI n’est pas là pour les artistes, mais bien pour protéger les positions dominantes de quelques groupes de diffusion de musique et de cinéma.
Alors comment inventer le nouveau système de rémunération des artistes ? C’est avant tout aux artistes de se pencher dessus, comme ont commencé à le faire les intermittents. Les Etats-Généraux de la Culture organisés par le PS doivent être une étape importante dans cette direction. Espérons que les artistes seront massivement présents, et mettront la main à la pâte. Des artistes qui, contrairement à ce que la propagande gouvernementale veut laisser croire, sont loin d’être tous rangés derrière la bannière HADOPI. Et qui n’ont comme choix que le statu quo que représente le conservatisme version HADOPI, ou la création d’un nouveau modèle. Comment imaginer que les artistes ne seront pas ces créateurs ?
Annexe : quelques fonctions mathématiques au service de la rémunération des artistes.
Aujourd’hui, un artiste est grosso modo rémunéré proportionnellement au nombre de titres vendus. Notons x le nombre de titres vendus, et r la rémunération.
Dans le modèle actuel, on a r=a*x, où a est un nombre réel (au passage, notons qu’il s’agit d’une des premières fonctions étudiées au collège, pour un mathématicien c’est un peu décourageant de voir que nos sociétés de droits d’auteurs ne sont pas capables d’aller jusqu’à des fonctions de niveau lycée !).
Quelques fonctions qu’on pourrait envisager.
- r=a*x pour x<b. Ici $b$ est un nombre réel. Cela signifie que la rémunération est propotionnelle au nombre de ventes jusqu’à un certain niveau, puis elle reste constante : on plafonne les revenus, considérant qu’à partir d’un certain niveau l’artiste est bien assez riche comme ça.
- r=a(1-1/x). Ici, la rémunération est aussi plafonnée, par la somme a. Mais contrairement à la fonction précédente, il n’y a pas de linéarité : la rémunération marginale, c’est-à-dire ce qu’on gagne par la vente d’un titre de plus, n’est pas constante, contrairement au cas précédent (ceux qui ont des souvenirs de physique ou de maths rapprocheront cette rémunération marginale du concept de vitesse, ou de dérivée). Plus on vend de titres, moins la rémunération marginale est forte, ce qui est favorable aux artistes qui vendent peu de titres.
- r=a*Log(x). Le logarithme est une fonction intéressante, qui transforme les multiplications en additions : si le nombre de titres est multiplié par 10, la rémunération ne l’est pas mais est augmentée de la somme a. Dans ce cas, la rémunération n’est pas plafonnée, mais la rémunération marginale est de plus en plus faible, comme dans le cas précédent.
- [Mise à jour, merci Fil pour ton commentaire !] r est la racine cubique de x, c’est-à-dire que pour gagner 10 fois plus d’argent il faut vendre 1000 fois plus de titres.