Les recettes de l’oncle Chambolle
L’homme ne vit pas que de pain, il lui faut du beurre dessus, ou du pâté de lapin, ou des œufs en meurette… et les histoires qui vont avec. Voici un essai qui, si il ne vous déplaît pas, pourra être renouvelé.
Chacun sait, ou devrait savoir, que l’huissier Cadet Roussel fut à Auxerre, pendant la Révolution de 1789, un des plus fervents partisans des idées nouvelles. À cette époque, la politique se faisait en musique et les chansonniers de tous les partis composaient des refrains au son desquels Aristocrates, Fédéralistes ou Jacobins se défiaient avant de s’étriper. Auxerre suivit la mode. Sur un vieil air de danse, un hobereau poyaudin écrivit des couplets pour ridiculiser Cadet Roussel, non parce qu’il était huissier mais parce qu’il était Jacobin.Les patriotes auxerrois prirent la chose du bon côté: ils en rirent. Mieux, ils s’approprièrent la chanson. Les volontaires de l’Yonne partis défendre la Nation sous le commandement du futur maréchal Davout , la chantèrent à Valmy et à Jemmapes. Comme le texte en était plaisant et l’air facile, les armées révolutionnaires la reprirent en chœur et, bientôt, toute la France la fredonna.
Cependant, à Auxerre, Cadet Roussel, indifférent au succès de la rengaine qui portait son nom, participait avec enthousiasme à la défense de la jeune République. J’aime à l’imaginer, un soir du terrible hiver de l’an III. La journée a été rude. Avec les citoyens de la Garde Nationale, il a couru la campagne à la recherche des grains dissimulés par les agioteurs qui profitent de la misère du peuple. Au retour, il a assisté à la séance de la Société Populaire. On y a lu une lettre du représentant Maure sur les derniers décrets de la Convention. Puis, le citoyen Fourrier a fait voter une motion pour assurer le Comité de Salut Public du soutien des Montagnards du chef-lieu. Enfin, on s’est séparés en chantant l’hymne en l’honneur de l’Egalité, composé par le citoyen Defrance. Cadet Roussel a quitté l’assemblée en compagnie de son ami Bruat, l’ébéniste. Celui-ci l’a invité à partager un plat d’œufs en meurette que son épouse, Catherine, prépare comme personne. En ces temps de disette, une invitation pareille ne se refuse pas et Cadet a suivi son compère jusqu’à la place de la Fraternité où l’artisan loge près de son atelier.
Avant même d’entrer dans la maison, le parfum de la sauce au vin est là, puissant et roboratif Les deux amis se regardent en souriant. Quelle bonne soirée ils vont passer ! Le patriotisme n’interdit pas la gourmandise et si on boit quelques bons coups à sa santé, la République Une et Indivisible ne s’en portera que mieux.
Bruat pousse la porte. Sur la table, autour d’un grand bol rempli de croûtons frits au beurre et frottés d’ail, fleurissent les assiettes de faïence ornées des devises chères aux bons citoyens. Catherine saisit le vaste poêlon dans lequel bouillotte la meurette onctueuse et odorante. Avec une habileté quasi magique, elle y poche les œufs. Trois minutes, pas plus, et les voilà dans les assiettes. Ce n’est pas un plat d’aristocrates. On le mange à larges cuillères en unissant dans un savoureux mélange la sauce, les œufs dont le blanc a pris une teinte vineuse et les croûtons couleur d’or bruni. C’est ainsi que Cadet et Bruat s’en régalent en parlant des progrès de la Liberté, des dernières vendanges et du bonheur dont le citoyen Saint Just vient de proclamer que c’est une idée neuve en Europe.Et maintenant la recette :
Pour 6 personnes prendre:
- 12 œufs qui doivent être très frais (deux jours sont un maximum) pour que le blanc se coagule parfaitement et enveloppe bien le jaune sans faire de filaments.
- une bouteille de bon et solide vin rouge (un Irancy fait bien l’affaire),
- un quart de litre de bouillon (on peut utiliser du bouillon de volaille en cube, mais c’est un pis aller),
- un gros oignon, une carotte, un bouquet garni, 100 g de poitrine de porc demi-sel, une échalote grise, trois gousses d’ail, deux bonnes cuillerées de farine, 50 g de beurre, sel, poivre, de fines tranches de pains rassis, une huile neutre, du beurre.
Éplucher et hacher l’oignon et la carotte, mettre 30 g beurre et une cuillerée d’huile dans une sauteuse ou une grande casserole, et faire revenir doucement ce mélange avec la poitrine dessalée taillée en petits dés, pendant ce temps éplucher et écraser deux gousses d’ail puis éplucher l’échalote. Hacher ensemble l’ail et l’échalote. Quand l’oignon est devenu presque translucide, les ajouter au mélange oignon, carotte, lard. Laisser cuire quelques secondes et, presque aussitôt, ajouter la farine qu’on laisse prendre une minute pour faire un roux. Verser sur le tout, le vin et le bouillon. Saler, poivrer, ajouter le bouquet garni et deux clous de girofle. Attendre que la sauce frise l’ébullition et laisser la mijoter très doucement pendant une bonne heure, car, pour que le plat soit bon, il faut que la sauce soit parfaitement à point quand on y poche les œufs.Dans un mélange de beurre et d’huile, faire frire vos croûtons de pain, frotter les ensuite avec une gousse d’ail et réserver les dans un petit plat creux. Casser les œufs dans des tasses ou des petites jattes (un œuf par tasse).
Juste avant de servir monter un peu le feu puis verser rapidement les œufs dans la sauteuse (pas plus de quatre à la fois) laisser cuire trois minutes et les mettre dans un grand plat creux. Recommencez jusqu’à ce que tous les œufs soient pochés. Recouvrez de la sauce et servir aussitôt avec les croûtons aillés.
Pour boire ? Le même Irancy qui a servi à la sauce et qui accompagnera on ne peut mieux les tartines au fromage fort qui suivront.