Au loin, la mer. Au flanc de la colline, maintenant urbanisée, mais qui fut un verger d’amandiers et d’oliviers, posées sur des gradins arrangés en amphithéâtre, des centaines de têtes de pierre. Certaines sont grossièrement sculptées, d’autres ont les traits plus fins. Les unes évoquent les saints de pierre des églises moyenâgeuses, d’autres semblent plus antiques, grecques, mésopotamiennes ou indiennes. Il y a aussi des bifaces, voire quelques têtes à trois visages, et surtout, des masses, des accumulations, des monceaux de têtes, comme au soir d’une bataille sanguinaire : tous ces yeux qui vous scrutent, auxquels vous n’échappez pas.
Filippo Bentivegna émigra au début du XXème siècle de Sicile en Amérique comme beaucoup. Rossé par un rival en amour auprès d’une belle Yankee, il revint au pays plein d’amertume, acquit ce lopin et y vécut en ermite jusqu’en 1967, sculptant inlassablement ces têtes. Art brut, sans aucun doute, art obsessionnel d’un écorché de la vie sans grande culture artistique, mais aussi un art inspiré par la terre sicilienne, ses ruines, ses
mémoires. Je pense aussi à l’atelier de Rodin, à tous ces ‘fragments’ en attente d’une composition, comme des personnages en quête d’auteur (Pirandello et son Chaos ne sont pas loin)L’endroit vient d’être restauré, et le tout est un peu trop propre, bien ordonné; face à ces cheminements obligés, on se prend à rêver au chaos qui devait régner ici auparavant, au plaisir qu’on aurait pris à découvrir les têtes confusément empilées, à se laisser surprendre.
Dans sa petite cabane, des dessins aux murs représentent les gratte-ciels new-yorkais, si loin de Sciacca, aux antipodes de ce Château Enchanté.A défaut d’aller en Sicile, on peut voir quelques têtes à Lausanne. Sinon, pour l’art brut en Sicile, voir aussi la Casa dei Cavalieri à Messine et, paraît-il, la maison d’un Facteur Cheval sicilien, Giovanni, à l’entrée de Mazara del Vallo (là on on peut admirer le satyre dansant).