Les débats français ont ceci d’énervant qu’ils sont d’autant plus bruyants qu’ils sont vains.
Agitations, remue-ménage, réunions, indiscrétions genre «vous allez voir ce que vous allez voir !», « la France va montrer la voie !»… Et puis… pschittt. Le système de paiement différé des bonus en trois tiers sur trois ans, décidé à l’Elysée, a déjà été instauré dans beaucoup de banques et le « malus » annoncé par le président de la République est une bonne idée… qui reste à concrétiser. Les débats français ont ceci d’énervant qu’ils sont d’autant plus bruyants qu’ils sont vains. L’affaire des bonus des traders est de ceux-là.
Le pouvoir s’agite beaucoup pour la galerie parce qu’il sait, depuis le départ, qu’il ne peut rien faire en ces matières sans s’inscrire dans le cadre international sinon pénaliser «la place de Paris». Nicolas Sarkozy a reçu les dirigeants des grandes banques pour la septième fois en moins d’un an, toujours pour les menacer et les tancer, mais sans jamais les sanctionner. Devant l’opinion qui aimerait voir couler des coupables le sang promis, le jeu de la désillusion va finir par être dangereux.
Pourquoi s’en prendre aux traders? Parce que BNP Paribas a mis de côté un milliard d’euros pour leurs bonus 2009 et qu’est passée dans l’opinion l’idée (fausse) que l’aide de l’Etat va passer directement dans l’achat des Ferrari des jeunes gens des salles de marché. L’opinion «ne comprend pas» et développe «un sentiment très fort d’injustice», a expliqué Eric Woerth, ministre du budget. Le peuple veut des têtes, on lui en montre mais sans lui donner. Nicolas Sarkozy s’en sort par une nouvelle promesse de «sanctionner les comportements irresponsables», sans précision.
Depuis le début de la crise, le rapport opinion-pouvoir-banques est délicat partout. Les banques sont responsables de la crise, les gouvernements devraient les punir. Mais comme l’économie a besoin d’elles, tout est fait pour ne pas les mettre à mal. En France, en sus, le débat est paradoxal et vicié. Le faux-semblant commence avec ces fameuses aides de 5 milliards versées aux banques françaises. La déconfiture de Lehman Brothers a mis toutes les banques sur le flanc mais «la place de Paris» explique que, prudente, elle ne s’est pas chargée de produits toxiques, bref qu’elle va bien. Beaucoup en doutent mais Bercy confirme: Dexia et Natixis sont des exceptions.
Commence le chapitre 2. Car les autres gouvernements (les Américains mais surtout les Britanniques) aident leurs banques sans compter jusqu’à les remettre très à flot, avec des meilleurs fonds propres (ratio de capital). Du coup, les investisseurs préfèrent les grosses anglaises et les actions des banques françaises s’écroulent. Penaudes, BNP Paribas et ses consœurs reviennent vers l’Etat pour dire: on va bien mais aidez nous quand même (à redresser notre ratio de capital). Message compliqué à «vendre» à l’opinion. De surcroit, le gouvernement dit OK mais exige en échange que les banques ne ralentissent pas leurs crédits, les augmentent même de 4%.
Voilà comment la «place» française s’est mise dans l’impasse. Pour l’opinion :1) les banques ont reçu de l’argent «pour les sauver», c’est faux ; 2) elles ne remplissent pas leurs obligations de 4% de crédits supplémentaires, mais c’est parce qu’il y a moins de demande (immobilier ou investissement) avec la crise.
Chapitre 3: la reprise pointe son nez, dès le printemps. Les banques respirent puis, se remettent à faire de bonnes affaires. De très bonnes. Comment? Parce que les banques centrales leur accordent de l’argent à taux zéro et qu’elles reprêtent beaucoup plus cher. Parce qu’elles se font rémunérer par d’énormes commissions les montages de levée de capitaux pour leurs clientes entreprises. Parce que les marchés financiers repartent comme en 14. Bref, les profits sont de retour, les banques américaines et britanniques remboursent leurs Etats pour se libérer des contraintes, les Françaises restent, elles, collées avec leurs aides publiques. Mais toutes versent des bonus royaux, conformément aux contrats passés, à leurs salariés traders. Les opinions ne voient qu’une chose: les banques coupables de la crise financière se tirent d’affaire et leurs traders s’offrent de nouvelles Ferrari.
Personnellement je suis content qu’il y ait des jeunes gens riches qui puissent s’acheter des Ferrari, de beaux appartements et tout ce qui va avec. Ca fait marcher le commerce du luxe, un secteur où l’Europe et la France se sont spécialisées. Les bonus font des emplois. En outre, aggravant mon cas, je ne trouve pas que leurs millions soient si injustifiés. Sur les marchés financiers, les traders font gagner des milliards à leur banque, il est normal que, salariés, ils en touchent une fraction en retour. Faudrait-il que tout aille aux dirigeants et à l’actionnaire? Non, le métier de trader est soumis à très forte concurrence, la sélection y est sanglante, les employeurs offrent des ponts d’or aux meilleurs pour les attirer et les retenir. Tant mieux pour eux.
Encore faudrait-il qu’entre le trader et le contribuable, ce ne soit pas le jeu «pile je gagne, face tu perds». En cas de risque excessif et de pertes, il est juste que la banque soit pénalisée, son actionnaire en premier mais aussi ses traders. Nicolas Sarkozy a raison: on doit discuter de la forme des rémunérations. Il est anormal que les bonus soient «garantis», il ne s’agit alors pas d’une forme «variable» du salaire, celle que l’on veut promouvoir pour «motiver les troupes». Les bonus poussent à prendre des risques excessifs? Il faut les indexer sur les résultats des banques sur trois ans. On doit aussi exiger plus de transparence. Mais faut-il aller plus loin et limiter ces bonus «honteux» (Barack Obama) ?
Il faut revenir au cœur du «scandale»: les milliards de profits réalisés par les banques. Le royaume de l’hyper-finance, dont nous ne sortons visiblement pas, est caractérisé par des ROE (Return on Equity) de 15-20% dans les firmes industrielles mais de 25-30% dans les banques et de 40% voire plus dans leurs activités de marché (André Orléan, De l’euphorie à la panique penser la crise financière). Pourquoi de telles sur-rentabilités? Voilà la bonne question. Les profits des établissements financiers représentaient 10% du total des profits des entreprises française en 1980, cette part est passée à 41% en 2007 alors que le secteur financier ne représente que 5% de l’emploi salarié et 16% de la valeur ajoutée. Pourquoi cette hyper-trophie? Voilà la bonne question.
Hier, cette bulle financière était vue comme positive: la banque liquéfie l’économie mondiale, elle ne nuit pas au contraire, elle est à l’origine de la croissance forte. Aujourd’hui, le regard s’est inversé. Les banques sont qualifiées de «dangers publics» par Felix Rohathyn (ex-Lazard) parce qu’elles prennent des risques insensés, mettent la planète dans le mur et que les conséquences sont toujours payées par le contribuable.
A peine la reprise amorcée, les banques en reviennent par nature à leurs pratiques d’avant-crise dont les bonus ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Peut-on l’éviter? Comment l’éviter?
L’hypercapitalisme a une pointe avancée: l’hyperfinance. L’hyperfinance a elle-même une pointe avancée: les rémunérations des dirigeants et des traders. S’attaquer à la pointe de la pointe pourrait suffire à émousser tout le reste. Stratégie cynique: empêcher les banques de s’offrir les meilleures intelligences disponibles, les priver de mathématiciens innovateurs de subprimes, va finir par les ramener à «la banque de pap». Au passage, les ingénieurs retourneront utilement dans l’industrie. C’est la sortie de l’hyperfinance par le sabotage. Mais qui en veut? Cette stratégie se heurte concrètement à la question de la compétition internationale: sans coopération, personne n’ira dans cette direction. La concurrence «entre places» fait que chaque pays minore les exigences qu’il impose à son système financier. «Tirez les premiers Messieurs les Français !», nous Britanniques récolteront les meilleurs.
Les bonus sont donc plutôt une arme symbolique qu’on brandit devant les opinions qu’une pièce stratégique qu’on utilise vraiment. Mais que faire d’autre? Borner les risques: tel est l’objectif des discussions en cours dans le cadre du G20. Tout un arsenal est prévu: exigence de fonds propres, macro-surveillance, agences de notation, règles comptables…
Mais l’état du dossier est décevant car le débat n’est pas tranché au fond sur l’utilité de l’hyperfinance. La reprise donne du poids à ceux qui veulent revenir comme avant, très majoritaires dans le monde anglo-saxon. L’idéal, chacun en convient, serait de faire le tri des innovations, de ne garder que celles qui sont utiles à l’économie et taxer ou interdire celles qui ne servent qu’à hypertrophier le système bancaire. Mais qui est capable de mettre en place ce micro-management de l’innovation? D’où le sentiment qu’en dehors des belles déclarations et des convocations des banquiers dans les palais politiques, le monde de la banque ne changera que marginalement.
Eric Le Boucher