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Combien sommes-nous à dire Je ?

Par Perce-Neige
Combien sommes-nous à dire Je ?C’est de Marguerite Duras dans « La vie tranquille » : « Je crois que c'est le deuxième soir que c'est arrivé. Je n'y avais pas pris garde la veille. Je n'avais pas remarqué que lorsque la porte de l'armoire à glace était entrebâillée, le lit s'y reflétait tout entier. J'étais couchée lorsque je me suis aperçue couchée dans l'armoire à glace; je me suis regardée. Le visage que je voyais souriait d'une façon à la fois engageante et timide. Dans ses yeux, deux flaques d'ombre dansaient et sa bouche était durement fermée. Je ne me suis pas reconnue. Je me suis levée et j'ai été rabattre la porte de l'armoire à glace. Ensuite, bien que fermée, j'ai eu l'impression que la glace contenait toujours dans son épaisseur je ne sais quel personnage, à la fois fraternel et haineux, qui contestait en silence mon identité. Je n'ai plus su ce qui se rapportait le plus à moi, ce personnage ou bien mon corps couché, là, bien connu. Qui étais-je, qui avais-je pris pour moi jusque-là? Mon nom même ne me rassurait pas. Je n'arrivais pas à me loger dans l'image que je venais de surprendre. Je flottais autour d'elle, très près, mais il existait entre nous comme une impossibilité de nous rassembler. Je me trouvais rattachée à elle par un souvenir ténu, un fil qui pouvait se briser d'une seconde à l'autre et alors j'allais me précipiter dans la folie. Bien plus, celle du miroir une fois disparue à mes yeux, toute la chambre m'a semblé peuplée d'un cercle sans nombre de compagnes semblables à elle. Je les devinais qui me sollicitaient de tous côtés. Autour de moi c'était une fantasmagorie silencieuse qui s'était déchaînée. Avec une rapidité folle, — je n'osais pas regarder, mais je les devinais — une foule de formes devaient apparaître, s'essayer à moi, disparaître aussitôt, comme anéanties de ne pas m'aller. Il fallait que j'arrive à me saisir d'une, pas n'importe laquelle, une seule, de celle dont j'avais l'habitude à ce point que c'était ses bras qui m'avaient jusque-là servi à manger, ses jambes, à marcher, le bas de sa face, à sourire. Mais celle-ci aussi était mêlée aux autres. Elle disparaissait, réapparaissait, se jouait de moi. Moi cependant, j'existais toujours quelque part. Mais il m'était impossible de faire l'effort nécessaire pour me retrouver. »

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