Il s’agit de Notre-Dame de Grasse, sculpture du XVe siècle conservée au Musée des Augustins à Toulouse, où j’ai eu bien souvent l’occasion de la fréquenter, avant et après sa restauration récente qui lui a rendu sa fraîcheur de jeune fille.
Il est rare de ne pas tomber sous le charme de ce visage à la délicatesse toute aristocratique, qui porte sur lui une fine expression de tristesse un peu languide et hautaine.
Et puis c’est une façon un peu surprenante de représenter une mère, qui se détourne de son enfant comme oublieuse ou distraite de son rôle de protectrice.
Les spécialistes eux-mêmes s’interrogent sur la manière très particulière dont sont placés les deux personnages, chacun regardant dans une direction opposée à celle de l’autre. Disposition qui diffère des représentations traditionnelles, toujours très codifiées.
En général, quand on se pose des questions sur iconographie comme celle-ci, différente des codifications habituelles, on se tourne vers les documents d’époque susceptibles de fournir une explication : celui qui a commandé l’œuvre avait-il des exigences spéciales? Le lieu pour lequel l’œuvre était destinée explique-t-il la nécessité de placer les figures d’une certaine manière ? Ou bien encore : y a-t-il d’autres œuvres de la même époque, de la même région, qui obéiraient à cette disposition (s’agit-il d’une mode, en somme) ? Ou alors y aurait-il eu, à ce moment-là, des réflexions théologiques qui auraient incité à l’élaboration d’une telle iconographie ?
Malheureusement, sur les circonstances de la réalisation de Notre-Dame de Grasse, on ne sait rien. On s’aventure alors dans quelques hypothèses :
- Il se peut que la sculpture ait fait partie d’un ensemble sculpté avec d’autres personnages et notamment les donateurs (ceux qui ont commandé et financé l’œuvre), vers chacun desquels se tourneraient les deux personnages. (Ce qui est le cas dans certaines représentations peintes ou sculptées, ici par exemple).
- On dit parfois aussi que la Vierge est symboliquement tournée vers l’Ancien Testament (elle qui est, avant le Christ, la dernière née d’une lignée remontant au roi David) tandis que l’Enfant serait tourné vers le Nouveau Testament (qu’il inaugure). (Et il est vrai que les représentations de Nativité, par exemple, intègrent souvent des motifs qui renvoient à ces deux moments de l’histoire religieuse)
- Souvent, enfin, dans les Vierges à l’Enfant, la mort du Christ est préfigurée d’une manière ou d’une autre (par un symbole porté soit par l’enfant, soit par sa mère, instruite de la destinée de son fils) : il se peut que la Vierge, ici, se détourne de son fils dans la conscience douloureuse de ce qu’il va lui arriver et aussi dans le refus d’un tel avenir.
Cette dernière explication (il y en a probablement d’autres, mais ce sont les seules que je connaisse) me paraît la plus adéquate, parce qu’elle seule rend compte de la tristesse du visage de la jeune femme. Elle permet aussi de laisser place à la violence des émotions humaines dans une iconographie qui exige, le plus souvent, de la Vierge un visage lisse et serein.
C’est là que naissent l’intérêt et la beauté de l’œuvre, c’est aussi ce qui la rend émouvante : l’endroit où se manifeste la liberté de l’artiste, se frayant un chemin parmi les contraintes qui, à cette époque, lui étaient imposées.
C’est ce que j’appelle un moment de grâce : celui où l’artiste, qui a commencé par suivre les figures imposées de son travail, s’en déleste soudain sous l’effet d’une liberté plus puissante, un élan qui lui fait atteindre quelque chose d’incroyablement inédit et vivant, plus touchant que tout le reste.
(Ici un joli article sur le même sujet).