On dit parfois qu’écrire un roman, une nouvelle, c’est comme partir en croisière : on hisse les voiles, dans l’allégresse, on entonne un chant de marins pour mieux s’y croire, et ensuite on adapte le cap en fonction des vents qu’on rencontre, et qui vous porteront toujours plus loin.
N’en croyez pas un mot.
Quand on écrit, il faut que le plus difficile soit le début. Il faut que ce soit là que vous portiez la quintessence de votre talent, le concentré de toutes vos sueurs et de vos pleurs. Il le faut parce que ce sera là que se jouera la carrière de votre oeuvre : quand votre opus arrivera entre les mains de la lectrice qui l’ouvrira (ce qui est la cas le plus fréquent, sauf si le titre, le pitch, ou la lettre d’accompagnement sont exécrables), cette lectrice aura-t-elle envie d’aller au delà de la première page ?
La plupart des manuscrits ne sont pas lus jusqu’à la page 3. Parce que leur forme n’a pas été suffisamment peaufinée dans ces deux premières. Bien sûr, c’est injuste. Si on lit les deux premières pages de romans de Victor Hugo ou d’Alexandre Dumas, on n’a pas forcément envie d’aller plus loin. On y va quand même parce qu’on sait que la réputation de l’auteur mérite cet effort. Comme un candidat Lambda à l’édition est moins réputé que Victor Hugo ou Alexandre Dumas, il faut qu’il soit plus accrocheur qu’eux dans les deux premières pages.
Alors, que doit faire Lambda ?
S’il envoie un recueil de nouvelles, il doit commencer par la nouvelle qui a le meilleur début. Pas la plus belle, pas celle qui a été primée au Grand Prix de Palavas, pas l’éponyme, mais simplement celle qui a le meilleur début. Toute autre considération est subalterne, il sera toujours temps de changer l’ordre quand l’éditeur proposera une rencontre. Si, même ainsi, ce début n’est pas assez fort, Lambda ne doit pas hésiter à modifier l’histoire pour permettre un début plus expressif : il faut que tout le style de l'auteur s’y révèle. À ce stade, l’histoire n’est pas importante.
Deuxième suggestion : il doit terminerce recueil par la nouvelle qui a la fin la plus marquante : je parle bien de la qualité littéraire de la fin, pas de la chute — à ce stade, on s’en fiche, de la chute. Pourquoi ? Parce que si le début est très réussi, la lectrice, prise d’un doute, ira aux deux dernières pages pour vérifier si toute la suite est du même tonneau.
Et si le test des deux premières pages et des deux dernières est un succès, elle lira toute la première nouvelle, puis tout l’ensemble : cela pour dire qu’il faut aussi soigner l’ensemble, sinon ce serait trop facile.
Si Lambda envoie un roman, c’est comme pour un recueil, mais en plus compliqué : il ne doit pas hésiter à changer l’histoire elle-même si elle ne commence pas par un début qui lui permette de mettre en valeur tout son génie stylistique.
Ce que raconte ce début n’est pas vital : ce qui prime, c’est la façon dont on le raconte.
Personnellement, j’aime commencer par une anecdote qui mette tout de suite en scène le personnage principal. Une anecdote mineure, dérisoire, bref anecdotique, qui permette de mettre en valeur un trait de caractère important du héros. La vanité, la volonté, la logique, et tout ce qu’il vous plaira d’inventer : c’est votre héros, après tout. J’aime aussi y poser, en filigrane, une vision du monde qui accompagnera tout le roman.
Tout ça pour dire que...
1. Beaucoup de manuscrits semblent n’avoir jamais été lus par un autre oeil que celui de l’auteur. Tout lecteur sincère aurait signalé à l’auteur que son début est poussif. Quand vous faites lire votre manuscrit autour de vous, posez explicitement la question : est-ce que le début est suffisamment incitatif à la lecture ? Est-ce qu’il donne envie d’aller plus loin ?
2. Encore plus de manuscrits semblent ne jamais avoir été relus. Laisser passer une faute d’orthographe, une répétition, cela arrive à tous les auteurs. Mais, quand c’est dans les deux premières pages, c’est un crime : vous envoyez votre oeuvre au grand cimetière où brament, la nuit, les auteurs mal-aimés.
Attention, une répétition ne se recherche pas deux lignes au-dessus ou en dessous. C’est dans les deux paragraphes du haut ou du bas qu’il faut porter l’oeil correcteur.
3. Plus techniquement, de nombreux manuscrits sont illisibles à cause de l’encrage : si vous tirez votre exemplaire zéro sur une imprimante en fin de cartouche, si vous portez le paquet de feuilles qui en résulte chez un petit photocopieur pas cher et pas trop regardant, vous aurez peut-être fait une belle économie, mais l’envoi sera un gaspillage : imaginez la lectrice fatiguée, maussade, qui ouvre votre oeuvre à peine grisée. Elle aura vite l’impression que c’est votre style lui-même qui est illisible.
3. Beaucoup de manuscrits semblent avoir été envoyés trop tôt. Vous avez écrit le mot de la fin, vous avez tiré les 247 pages. Vous mourez d’envie de le soumettre à tous les éditeurs du sixième arrondissement. ATTENDEZ. Laissez refroidir un ou deux mois (vous avez toute la vie devant vous). Proposez-en la lecture à de VRAIS amis (pas des gentils qui vous disent bravo ma chérie). Offrez en prime un marqueur rouge pour qu’ils puissent poser un long trait agacé dans la marge de toutes les pages qui les chagrinent. Encouragez-les à dire ce qu’ils n’aiment pas, ce qu’ils ne comprennent pas.
Ne vous contentez pas d’un ami. Trouvez-en trois ou quatre (pas forcément des auteurs, mais des lecteurs). A la fin, compilez leurs commentaires. Et lorsqu’il y a des convergences dans la critique, posez-vous des questions.
Vous devez envoyer à l’éditeur une oeuvre que vous considérez comme achevée. Vous ne devez pas la présenter en
annonçant « Je sais qu’il y a des améliorations à y apporter, j’y réfléchis » : il attendra que vous ayez réfléchi pour lire, il n’a pas que ça à faire.
J'arrête là ce billet : si ça continue, je vais me sentir une vocation de professeur. En tous cas, j'ai déjà le marqueur rouge.