Le petit homme en gris est un sujet de littérature. Il s'assoit sur un banc et on passe sans le voir. Ou, si on le voit et l'entend, on s'étonne de sa langue d'un autre âge. Le petit homme en gris parle des poètes, évoque les grandes figures de l'histoire et les gens qui se sont approchés par hasard prennent peur. Le petit homme en gris devient alors invisible. Je suis ce petit homme en gris. Même vêtu d'une chemise colorée, je n'en reste pas moins gris. Je m'assois sur mon banc de pierre dans la cour et les jeunes qui font les pas perdus sur le pavé ne me voient pas. Ma langue avec toutes ses questions les dérangent. Ma souriante mélancolie désarçonne peut-être leurs certitudes. Les enfants en revanche n'ont pas peur de moi. Mes mots, même s'ils ne les comprennent pas les fascinent. Ils entrevoient en eux une autre possibilité d'univers, qu'ils découvriront qui sait dans dix ans, et viendra alors le temps retrouvé avec le petit homme en gris. Cet après-midi, "fumaillant vite et tout", sur mon bout de trottoir, un trentenaire s'est fait reconnaître. Vous êtes Monsieur Boudou ? Oui. J'étais avec vous en ce1. Plus tard dans la journée, une jeune Jeanne à la voix d'or est venue m'embrasser. Une ancienne de la classe, encore, qui se souvient de son maître qui chantait avec Mozart ou Vian. Et une autre encore, au moment de quitter les murs. Trois rencontres dans la journée. Trois souvenirs autour du levain des mots. Vous écrivez toujours ? m'a demandé Jeanne. Et moi de m'inquiéter de sa voix. Oui, oui, je vais toujours au conservatoire. Donc, je suis un petit homme en gris pas tout à fait gris. Un peu de blanc cligne à mes paupières, quelque rousseur parfois se prend dans mes cheveux à la faveur d'un rayon égaré. Mais comment l'humanité borgne, ployant l'échine sous le bourreau des plaisirs saurait-elle les regarder ?