La « course à la mer » a résulté de l'échec de la stratégie de guerre de mouvement conçue par les états-majors français et allemand au début de la guerre de 1914-1918. Les deux armées se faisant face, étant de puissances comparables, aucune ne pouvant écraser l'autre, se sont enterrées dans des galeries creusées à même le sol, lors de ce qu'il a été convenu d'appeler la « guerre des tranchées », marquée par un front pétrifié, des gains territoriaux négligeables, mais de lourdes pertes humaines. Ces deux tranchées qui se côtoyaient se sont étendues, sans jamais se perdre de vue l'une de l'autre, de la mer du Nord à la frontière suisse. L'offensive allemande et la contre-offensive française ayant échoué, voilà donc nos deux armées inséparables.
Chacune contrainte à faire la guerre avec l'autre, la même, longue et sale guerre.
En 1981, la gauche française, avec son programme digne d'une démocratie populaire, était assurément dans la guerre de mouvement. Elle prétendait changer la vie, et pour ce faire rompre le fragile pacte gaullo-communiste qui structurait la vie politique française depuis 1944. La gauche commença à mettre en œuvre ce programme, puis survint le tournant de la rigueur. La France, prise par ses engagements européens, insérée dans une économie de plus en plus mondialisée, allait à contre-courant de l'histoire, croyant encore voir scintiller l'étoile rouge alors que celle-ci donnait depuis une décennie déjà des signes inquiétants d'extinction.
Cet enlisement de la gauche dans le réel fut la chance de la droite. Mais celle-ci, sans idées, sans projet, prônant l'étatisme là où la gauche proposait le socialisme, n'étant en fait que le portrait en négatif de la gauche française, cette droite ne devait que parodier la politique de la gauche, dès qu'elle revenait au pouvoir bien sûr, mais encore dans l'opposition, en employant toute sa rouerie à perfectionner le programme de la gauche, ou à tenter d'en corriger les effets pervers par d'autres effets pervers. Par peur de s'opposer à ce qu'elle croyait être le sens irrésistible de l'histoire, la droite n'a pas eu plus d'effet qu'une digue de sable contre la marée : rapidement débordée par la gauche, elle lui laissait imposer ses idées. La majorité de gauche avait voté une loi, qu'elle avait combattue avec acharnement ? Qu'à cela ne tienne, elle défendrait cette même loi une fois revenue aux affaires.
De la même manière que la guerre de tranchées, intégralement située en territoires français et belge, était à l'avantage de l'armée allemande, la neutralisation de la gauche et de la droite françaises depuis les années 1981 favorise la première. Si la gauche est loin, réalité aidant, d'avoir pu appliquer tout son programme, qui depuis s'est étayé de multiples innovations prises pour des progrès, elle a pu en imposer une bonne partie, tandis que la droite gestionnaire se targuait d'avoir mieux su mettre en œuvre les politiques fort hasardeuses que lui avait soufflées la gauche.
On avait pu penser, avec la fin de la Guerre froide, la construction européenne, la mondialisation, que la guerre de mouvement conduite par la gauche allait prendre fin.
C'était sans compter sur le monopole de l'Interprétation, celui qui, dans les écoles, dans les universités, dans les médias, dans les associations, donne aux événements du monde une explication que l'opinion acceptera même si elle est erronée.
La crise financière, depuis un an, a permis aux idées socialistes non pas, comme le disent les observateurs, une Reconquista idéologique, attendu qu'il n'y avait pas eu, au préalable, de défaite de ces idées, les gouvernements de droite les ayant concrétisées avec zèle au cours des années 1990 et 2000. Mais une accentuation de leur empire sur les esprits, avec un président de droite, Nicolas Sarkozy, allant à Toulon comme l'empereur Henri IV était allé à Canossa s'humilier devant Grégoire VII.
Ayant retenu les leçons de la Bataille de la Marne, la gauche française a opté, en 2008, pour le Blitzkrieg. Placée en position de force grâce au monopole de l'Interprétation, elle a imposé tout de suite son explication de la crise liée aux subprimes : si celle-ci a eu lieu, c'est parce qu'il n'y a pas assez d'État.
La droite n'a pas cherché à se lancer dans la course à la mer cette fois-ci. Elle a accepté les conditions d'armistice idéologique de la gauche : vous êtes au pouvoir, c'est entendu. Mais vous appliquerez nos idées, comme vous l'avez toujours fait.
Et Sarkozy, accusé (car c'est un crime en France) d'« ultra-libéralisme » pendant la campagne présidentielle de 2007, de se faire plus socialiste que les socialistes.
Il n'y a plus de tranchées, il n'y a plus de gauche et de droite, car il n'y a plus de guerre. La gauche a gagné la guerre. À l'usure d'abord, elle a fait des lions de Verdun les poules mouillées de Sedan. Elle n'a plus eu, à la première occasion, que lui a fournie la crise financière, qu'à lancer ses quelques panzers à l'assaut des Champs-Élysées. On les y accueillerait, mieux, on leur déroulerait le tapis rouge.
D'un monde en deux dimensions, déterminé par l'abscisse de gauche et l'ordonnée de droite (ou l'inverse), la guerre a accouché d'un monde en une seule dimension : tout en France désormais est socialiste, et l'on n'y débat plus guère que de nuances.
Refuser le clivage gauche-droite, dès lors, n'est plus seulement une basse manœuvre rhétorique. C'est le seul moyen de penser le politique en des termes contemporains.
Roman Bernard