L’arrêt Radko et Paunkovski c. l’Ancienne République Yougoslave de Macédoine - un pas en avant, deux pas en arrière ?
Faut-il appliquer à la liberté de critiquer l’identité nationale les mêmes limites qu’à la liberté de religion ?
commentaire par Athanase Popov - Juriste international - Doctorant en droit public (Paris II)
Outre de nombreuses condamnations liées à des problèmes de procédure pénale, la Bulgarie et la Grèce ont plusieurs fois été condamnées pour violation du droit d’association. Désormais, c’est le cas aussi de la République de Macédoine. L’arrêt Radko et Paunkovski c. l’Ancienne République Yougoslave de Macédoine [1] apporte une pierre précieuse à l’édifice jurisprudentiel en matière de liberté d’association et de droit à la liberté d’expression. Une lecture croisée de cet arrêt et des arrêts concernant la Bulgarie et la Grèce pourrait permettre de trouver certaines solutions politiques aux conflits identitaires dans les Balkans. En effet, cette jurisprudence se caractérise par l’irruption de l’identité nationale dans le champ juridique, les autres libertés ne servant souvent que de prétexte à la libre affirmation d’identités nationales encore fluctuantes.
CPDH accueille ce commentaire de l’affaire Radko et Paunkovski c. l’Ancienne République Yougoslave de Macédoine (CEDH 15 janvier 2009, n° 74651/01) publié le 4 septembre sur droits-libertés à la demande de l’auteur.
Les contentieux identitaires entre la Bulgarie, la République de Macédoine et la Grèce
L’arrêt Radko et Paunkovski c. l’Ancienne République Yougoslave de Macédoine, où la Cour de Strasbourg a conclu à la violation par la République de Macédoine des articles 11 (liberté de réunion et d’association) et 10 (droit à la liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’Homme, doit être lu à la lumière des arrêts antérieurs où les États condamnés pour des violations de droits fondamentaux dans des circonstances similaires étaient la Bulgarie et la Grèce.
Tout d’abord, l’arrêt Stankov et Organisation macédonienne unie [OMO] Ilinden c. Bulgarie, rendu en 2001, la Cour de Strasbourg énonce au paragraphe 97 de l’arrêt, dans un argumentaire très serré, la position de principe suivante :
Le fait qu’un groupe de personnes appelle à l’autonomie ou même demande la sécession d’une partie du territoire d’un pays - exigeant par là des modifications constitutionnelles et territoriales fondamentales - ne justifie pas nécessairement l’interdiction de leurs rassemblements. Exiger des changements territoriaux dans des discours et manifestations ne s’analyse pas automatiquement en une menace pour l’intégrité territoriale et la sécurité nationale du pays. La liberté de réunion et le droit d’exprimer ses vues à travers cette liberté font partie des valeurs fondamentales d’une société démocratique. L’essence de la démocratie tient à sa capacité à résoudre des problèmes par un débat ouvert. Des mesures radicales de nature préventive visant à supprimer la liberté de réunion et d’expression en dehors des cas d’incitation à la violence ou de rejet des principes démocratiques - aussi choquants et inacceptables que p[uissent] sembler certains points de vue ou termes utilisés aux yeux des autorités, et aussi illégitimes les exigences en question puissent-elles être - desservent la démocratie, voire, souvent, la mettent en péril [gras ajouté].
Cette position libérale s’inscrit sans nul doute dans la conception de Karl Popper sur la « société ouverte et ses ennemis » : seuls doivent être poursuivis les ennemis de la liberté, mais non ceux qui expriment simplement des opinions dissidentes, voire choquantes aux yeux de la majorité. Ce libéralisme politique repose sur la foi en la diversité humaine comme source d’enrichissement mutuel et de progrès démocratique. Il n’est pas interdit de douter de l’efficacité de la simple ouverture de la société aux discours hétérodoxes en vue de la préservation de l’intérêt général, car comme l’explique le grand lecteur de Popper qu’est le milliardaire et philanthrope américain George Soros dans ses derniers écrits, l’information libre et éclairée ne saurait à elle seule contrebalancer la « fonction manipulatrice » du discours des puissants du jour. Une chose est d’avoir accès à l’information, une autre est de pouvoir en faire un usage conforme aux idéaux démocratiques. Malheureusement, la réflexion de la Cour de Strasbourg ne va pas encore jusque-là.
Il y a eu de nombreuses autres affaires comportant l’acronyme OMO Ilinden, et à chaque fois la Bulgarie a été condamnée pour violation de la Convention européenne des droits de l’homme. Dans l’affaire OMO Ilinden-Pirin [2], il ne s’agit plus simplement d’une association, mais d’un parti politique qui a d’abord été légalement enregistré conformément aux exigences de contrôle préalable du droit bulgare, pour ensuite être dissous par la Cour constitutionnelle, ce qui a entraîné la condamnation de l’État bulgare.
La même approche libérale est à l’œuvre dans un autre arrêt à propos de militants macédonistes dans les Balkans. Il s’agit de l’arrêt Ouranio Toxo et autres c. Grèce [3] mettant en cause un parti politique grec censé représenter la « minorité macédonienne » du pays. Ouranio toxo en grec ou vinožito en macédonien signifient « arc-en-ciel », et c’est le nom utilisée par le parti politique en question, qui est légalement enregistré en Grèce, contrairement à OMO Ilinden-Pirin en Bulgarie, lequel a été dissous. Le 13 septembre 1995, la police de Florina, ville située dans le Nord de la Grèce, a retiré le panneau sur lequel était inscrit le nom du parti Ouranio toxo en macédonien. Le gouvernement grec expliquait que ce mot fut employé comme signal pendant les années de guerre civile en Macédoine par les forces qui visaient la prise de la ville de Florina. Pour le gouvernement, la référence à ce terme était susceptible, à elle seule, de déclencher des sentiments de discorde parmi la population de Florina.
Cependant, la Cour de Strasbourg se montre intransigeante en énonçant, aux paragraphes 40 et 41 de l’arrêt :
L’invocation de la conscience d’appartenir à une minorité ainsi que la préservation et le développement de la culture d’une minorité ne sauraient passer pour constituer une menace pour la « société démocratique », même si cela peut provoquer à des tensions. En effet, l’apparition de tensions est une conséquence inévitable du pluralisme, c’est-à-dire du libre débat sur toute idée politique. Dans ce cas, le rôle des autorités en pareilles circonstances ne consiste pas à éliminer la cause des tensions en supprimant le pluralisme, mais à veiller à ce que les groupes politiques concurrents se tolèrent les uns les autres [gras ajouté]. En l’occurrence, la Cour constate que le parti Ouranio toxo est un parti légalement constitué dont l’un des buts est la défense de la minorité macédonienne qui habite en Grèce. Le fait d’accrocher sur la devanture de son siège un panneau avec le nom du parti en macédonien ne saurait passer pour un acte répréhensible ni constituer en soi un danger présent et imminent pour l’ordre public. Certes, la Cour admet que l’emploi du terme Vinožito a certainement suscité des sentiments hostiles au sein de la population locale. De connotation ambiguë, il était susceptible de heurter le sentiment patriotique ou politique de la majorité des habitants de Florina. Toutefois, le risque d’engendrer des tensions au sein d’une communauté par l’emploi public de termes politiques ne suffit pas, à lui seul, à justifier des entraves à la liberté d’association.
Tout comme l’arrêt Stankov et Organisation macédonienne unie [OMO] Ilinden c. Bulgarie, Ouranio Toxo et autres c. Grèce est cité dans l’arrêt Radko. L’arrêt Ouranio toxo se réfère à une conception du pluralisme et de la tolérance qui reste très superficielle. On peut probablement reprocher à la Cour de Strasbourg de ne pas tenir compte du fait que la solution préconisée peut probablement aggraver l’intolérance du public en condamnant le retrait du panneau en macédonien. En effet, s’il est incontestable que tout le monde a le droit d’écrire sur des panneaux privés en langue étrangère, il ne suffit pas de dire qu’il ne faut pas entraver la liberté d’association pour que la tolérance soit intériorisée par les citoyens. Il aurait peut-être fallu argumenter davantage sur la diversité culturelle, sur la subjectivité du sentiment d’appartenance à une communauté nationale, sur les droits fondamentaux de chaque citoyen en tant que valeur à opposer à l’intérêt général. Bien entendu, la Cour est parfaitement autorisée à s’en tenir à une conception stricte de sa mission.
On pourrait penser que la Cour de Strasbourg n’approfondit pas suffisamment son analyse des questions sensibles dont elle traite. C’est notamment la conclusion à laquelle on aboutit en comparant le raisonnement suivi dans l’arrêt Radko et dans des arrêts en matière de liberté d’expression lorsque les États en cause sont plus connus et les débats de société plus largement médiatisés en Europe occidentale.
Le droit à la liberté d’expression dans les Balkans à la lumière de l’arrêt Radko et des précédents en Europe occidentale
Un prospectus publicitaire rédigé par l’association Radko explique que celle-ci « vise à améliorer et affirmer l’espace culturel macédonien en prenant pour priorité l’identité historique et culturelle des Slaves de Macédoine, qui sont apparus en tant que Bulgares au cours des siècles ». Un recours a été déposé devant la Cour constitutionnelle macédonienne pour voir dissoudre l’association, à l’instar de la demande de dissolution du parti bulgare OMO Ilinden-Pirin, à la différence près que dans le premier cas, il ne s’agissait que d’une association, alors que dans le deuxième, il s’agissait d’un parti qui avait même fait élire des conseillers municipaux. Selon les auteurs du recours, l’association Radko, dénommée ainsi d’après le pseudonyme le plus utilisé du personnage historique Ivan Mihajlov [4] , avait pour objectif « d’introduire des éléments linguistiques bulgares dans la langue et l’alphabet macédoniens ». Selon une argumentation confuse et quasi incompréhensible, ils estiment que « les Slaves de Macédoine qui sont apparus en tant que Bulgares au cours des siècles sont inconnus en République de Macédoine » et « n’existent pas en tant que nation, ni comme nationalité ou entité légitime quelle qu’elle soit », car il n’existerait en Macédoine que des Macédoniens, même s’il « peut aussi y avoir des Bulgares, des Serbes (…) pour autant qu’ils appartiennent à des peuples et nations différents, mais il n’existe pas de « Slaves de Macédoine-Bulgares » (sic).
La Cour constitutionnelle macédonienne déclara le recours recevable en relevant qu’il existait « de bonnes raisons de supposer que les statuts et le programme de l’association visaient à renverser par la violence l’ordre constitutionnel de la République de Macédoine et à inciter à la haine ou à l’intolérance religieuse ou nationale [gras ajouté] et que, de ce fait, ils n’étaient pas conformes à la Constitution de la République de Macédoine ». À l’instar de ce que la Cour constitutionnelle bulgare a décidé à propos du parti politique OMO Ilinden-Pirin, la Cour constitutionnelle macédonienne déclara les statuts et le programme de l’association nuls et non avenus en fondant notamment sa décisision sur les motifs suivants : « Selon l’enseignement d’Ivan Mihajlov, l’ethnie macédonienne n’a jamais existé, mais appartient aux Bulgares de Macédoine, et sa reconnaissance constitue le plus grand crime qu’aient commis les bolcheviks durant leur existence. D’après cet enseignement, le processus de débulgarisation de la Macédoine, qui a été conduit par la violence après la Seconde Guerre mondiale, est une forme d’esclavage perpétrée par le régime serb[o]-communiste, et cette doctrine a continué à être la doctrine officielle de l’État après son indépendance en 1991 ».
Devant la Cour de Strasbourg, les parties ont mis en avant des arguments forts intéressants. Selon les requérants, à savoir l’association de citoyens macédoniens à conscience nationale bulgare, leur lecture de l’Histoire de la région, même si elle a été perçue par certains comme une « négation de l’identité nationale », aurait provoqué un débat légitime au sein d’une société libre et n’aurait pas dû être étouffée par un gouvernement démocratique (paragraphe 40 in fine). Les requérants de l’association Radko contestent également le prétendu lien entre Ivan Mihajlov et le fascisme. Le gouvernement macédonien soutient pour sa part qu’Ivan Mihajlov « était considéré comme quelqu’un qui utilisait des méthodes terroristes pour imposer l’idée fasciste consistant à nier l’identité du peuple macédonien, et pour défendre à la place l’idée d’un peuple de « Bulgares macédoniens ». Toujours selon le gouvernement macédonien, « pour défendre cette thèse, ce personnage et ses adeptes auraient tué et massacré un nombre considérable de Macédoniens qui se battaient pour la liberté nationale de leur peuple » (paragraphe 46 de l’arrêt).
La Cour estime, par six voix contre une, qu’il y avait eu violation de l’article 11 de la Convention sur la liberté d’association et qu’il n’y avait pas lieu d’examiner séparément le grief que le second requérant tirait de l’article 10 de la Convention sur la liberté d’expression. En effet, l’article 11 constitue une lex specialis par rapport à l’article 10, qui est plus général. Les principes généraux dégagées sur le fondement de la liberté d’expression valent pour la liberté d’association, mais la liberté d’expression peut être violée de différentes façons, alors que la violation de la liberté d’association entraîne ipso jure la violation de la liberté d’expression.
La Cour a dégagé cette solution en s’appuyant notamment sur les arrêts Stankov et Organisation macédonienne unie [OMO] Ilinden c. Bulgarie et Ouranio Toxo et autres c. Grèce, tous deux évoqués ci-dessus. En effet, « l’une des principales caractéristiques de la démocratie réside dans la possibilité qu’elle offre de résoudre par le dialogue et sans recours à la violence les problèmes, et cela même lorsqu’ils dérangent ». L’association Radko a donc été sanctionnée pour un comportement relevant du seul exercice de la liberté d’expression (paragraphe 76). Mais la Cour précise aussi, et c’est là qu’est le point faible de l’arrêt, « qu’elle n’est pas en mesure de se ranger du côté de l’une quelconque des parties concernant la justesse des idées défendues par les requérants, et que tel n’est d’ailleurs pas son rôle » (paragraphe 76).
La Cour de Strasbourg se montre plus timorée dans l’appréciation de l’Histoire lorsqu’il s’agit de l’Histoire des Balkans que lorsqu’il s’agit de l’Histoire de l’Europe occidentale. En effet, la méthode suivie dans l’arrêt Radko tranche avec celle suivie dans l’arrêt Lehideux et Isorni c. France, rendu le 23 septembre 1998 en Grande chambre, lequel annonce toute une série de précédents similaires concernant l’Europe de l’Ouest. Dans cet arrêt, suite à la publication d’un ouvrage sur le maréchal Pétain, il était fait état d’une prétendue ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression - prévue par la loi - poursuivant plusieurs buts supposés légitimes : la protection de la réputation et des droits d’autrui, la défense de l’ordre, la prévention du crime. La Cour de Strasbourg estima que la question relevait d’un débat toujours en cours sur le déroulement et l’interprétation des événements historiques concernés et échappait à la catégorie des faits historiques clairement établis, tel l’Holocauste, dont la négation ou la révision se verrait soustraite par l’article 17 à la protection de l’article 10 [gras ajouté], car il n’apparaissait pas que les requérants eussent voulu nier ou réviser ce qu’ils ont eux-mêmes appelé les « atrocités » et les « persécutions nazies » ou encore la « toute-puissance allemande et sa barbarie » (paragraphe 47).
Il convient de rappeler que l’article 17 de la Convention est intitulé « Interdiction de l’abus de droit » et stipule : « Aucune des dispositions de la présente Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la présente Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à ladite Convention ». Une reformulation commode du principe énoncé par cet article consiste à dire qu’on ne doit pas se livrer à des activités visant à la destruction des droits et libertés que reconnait la Convention [5] . La Cour juge que tel n’a pas été le cas, au terme d’un raisonnement serré et irréprochable :
« Même si des propos tels que ceux des requérants sont toujours de nature à ranimer la controverse et à raviver des souffrances dans la population, le recul du temps entraîne qu’il ne conviendrait pas, quarante ans après, de leur appliquer la même sévérité que dix ou vingt ans auparavant. Cela participe des efforts que tout pays est appelé à fournir pour débattre ouvertement et sereinement de sa propre histoire » (paragraphe 55, gras ajouté).
Certes, l’article 17 de la Convention est d’habitude interprété de façon restrictive pour éviter de priver les requérants de leurs droits fondamentaux au motif qu’ils en auraient abusé. Mais la Cour refuse d’estimer que les limites de la liberté d’expression (qui comprend aussi, comme il a été dit, la liberté d’association) ont été outrepassées au terme d’un raisonnement sur le contexte historique - chose qu’elle s’abstient de faire dans l’arrêt Radko. Dans les deux arrêts, la Cour de Strasbourg refuse de prendre partie en donnant tort ou raison à l’une des deux parties en présence. En matière de droits fondamentaux, le rôle des juridictions à qui il est demandé de se prononcer consiste à concilier les intérêts en présence, à évaluer la proportionnalité des mesures attentatoires aux droits et libertés, et à évaluer le respect de la procédure à suivre, car la plupart des droits fondamentaux ont aussi une composante processuelle. Cependant, sans doute parce que les membres de la Cour ont une meilleure connaissance de l’Histoire de France que de l’Histoire des Balkans, ce n’est pas le même raisonnement qui est mis à contribution dans les arrêts Lehideux et Isorni c. France et Radko. Pourtant dans les deux cas il est question d’une même période historique et d’opinions politiques prétendument contraires à la démocratie. Dans le premier cas, la Cour estime que « le recul du temps entraîne qu’il ne conviendrait pas, quarante ans après, d’appliquer la même sévérité que dix ou vingt ans auparavant ». Dans l’autre, la Cour estime simplement « qu’elle n’est pas en mesure de se ranger du côté de l’une quelconque des parties concernant la justesse des idées défendues par les requérants ». Il y donc plusieurs façons de ne pas prendre partie : dans le premier cas, la Cour ne prend pas partie concernant la nocivité de la publication tout en allant jusqu’au bout d’un savant raisonnement sur l’historiographie à propos du rôle historique de Philippe Pétain. Dans le deuxième, elle ne prend pas non plus partie concernant le bien-fondé des activités militantes de l’association, mais se refuse à la moindre analyse à propos du rôle historique d’Ivan Mihajlov.
La Cour de Strasbourg commet une deuxième maladresse. Dans l’affaire Radko, Me Yonko Grozev, avocat des requérants qui a également représenté les requérants dans une des affaires OMO Ilinden, a fait une brillante plaidoirie qui pouvait être visionnée sur le site Internet de la Cour européenne des droits de l’Homme. Dans sa plaidoirie [6], il expliquait que le gouvernement macédonien faisait l’amalgame entre religion et identité nationale : alors que la jurisprudence de la Cour se montrait stricte en matière de critiques à l’encontre du sentiment religieux, il n’y avait rien dans sa jurisprudence qui empêchât de critiquer l’identité nationale dominante au sein d’un groupe de concitoyens. La Cour de Strasbourg n’était pas tenue de commenter cette ligne de raisonnement, toutefois en s’abstenant de toute analyse du contexte historique et des implications identitaires de sa décision finale, elle ne fait malheureusement qu’aggraver le problème des contentieux identitaires dans les Balkans. De fait, le débat public concernant l’association Radko est un débat non pas tant sur l’apologie de crimes de guerre commis pendant la Deuxième guerre mondiale [7]qu’un débat sur le droit de vouloir gommer une identité nationale qui s’est affirmée tardivement. Dans les Balkans, le problème sera encore longtemps d’actualité suite aux affirmations identitaires bosniaques, kosovares, monténégrine, etc., là où la carte ethnique était très différente il y a moins d’un siècle. C’est ainsi qu’avant 1945, la Yougoslavie était le « Royaume des Serbes, Croates et Slovènes », ce qui excluait les nations macédoniennes, bosniaques, etc.
Le premier problème de la solution de l’arrêt Radko vient du fait que la Cour de Strasbourg ne prend pas la mesure de la portée de sa décision sur le terrain. Il s’agit ni plus ni moins de la première reconnaissance implicite par une instance européenne du fait qu’il existe des citoyens macédoniens qui se sentent bulgares et se sentent opprimés du fait de leur sentiment national. Il ne s’agit pas d’un fait irréfutable car jusqu’ici la position bulgare sur la Macédoine n’a jamais consisté à nier la forte identité régionale ou même le nom de la région. En revanche, la revendication de droits spécifiques par des citoyens macédoniens à conscience nationale bulgare ne s’était encore jamais internationalisée. Les juges, en ne croyant pas nécessaire d’approfondir leur connaissance de l’Histoire des Balkans [8] pour pouvoir en dire quelque chose, comme ils le font souvent à propos de certaines pages de l’Histoire de l’Europe occidentale, laissent les citoyens balkaniques dans l’embarras : pourquoi leur demander des tolérer ce qu’ils croient intolérable - que ce soit Radko en République de Macédoine, OMO Ilinden en Bulgarie ou Ouranio toxo en Grèce - quand il pourrait s’agir d’une simple erreur de lecture de l’Histoire ?
En effet, la définition des crimes de guerre ou contre l’humanité n’est pas si facilement applicable au contexte balkanique, comme le montre le récent arrêt de la Cour internationale de justice, qui a partiellement innocenté la Serbie à propos du génocide de Srebrenica perpétré en 1995 [9]. Le gouvernement macédonien ne tolère pas qu’on veuille réhabiliter Ivan Mihajlov en mettant en avant son collaborationnisme et ses méthodes terroristes, mais ne dispose pas d’éléments précis ou prouvés à ce sujet, car Mihajlov est surtout connu pour ses positions pro-bulgares dans le mouvement de lutte pour l’indépendance de la Macédoine. La Cour des droits de l’Homme se devait de montrer que les juges avaient quelques notions de l’Histoire des Balkans, et qu’elle ne se désintéressait pas de l’Histoire de cette partie de l’Europe. Ce d’autant plus que le débat devait effectivement être recentré sur ce qui est tolérable dans une société démocratique. S’il heureux que la Cour ait consacré le droit de critiquer l’identité nationale, elle aurait pu mettre en garde contre la réhabilitation de personnages tels qu’Ivan Mihajlov, ou pourquoi pas Tito : si le rôle de ces personnages en tant qu’acteurs du nation building mérite d’être reconnu et commenté, il est aussi des pages sombres dans leurs biographies.
Le deuxième problème de la solution de l’arrêt Radko vient du fait que la Cour n’opère pas de distinction entre sentiment religieux et sentiment national. Les conversions religieuses sont plus rares que les demandes de naturalisation, surtout dans les Balkans où la conversion religieuse est vécue comme une trahison. À l’opposé, les clivages nationaux sont monnaie courante dans les États où la citoyenneté ne coïncide pas parfaitement avec le sentiment d’appartenance nationale. La Constitution énumère différentes nationalités, ce qui signifie qu’en République de Macédoine, la nationalité peut aussi être envisagée séparément de la citoyenneté. En Bulgarie, la loi fondamentale fait coïncider nationalité et citoyenneté, mais cette coïncidence reste très largement lettre morte dans les esprits car les citoyens bulgares considèrent encore souvent que la nation se détermine de façon objective en fonction des origines, de la langue parlée, voire de la religion pratiquée (de façon comparable, les Grecs font primer la langue et la religion en tant que facteurs discriminants entre les nationalités en dépit de l’attachement de leurs institutions à la nation de type civique). Il eût été souhaitable que la Cour de Strasbourg prenne position sur le droit de critique à l’encontre du sentiment d’appartenance nationale, dont la protection n’est pas expressément prévue par la Convention ou ses protocoles, afin d’éviter les amalgames entre les critiques contre le sentiment national et les idéologies totalitaires, bien que ces dernières aient aussi joué un rôle dans la délimitation des différents groupes ethniques au cours de la Seconde guerre mondiale.
Le troisième problème de la jurisprudence OMO Ilinden, Ouranio Toxo et Radko vient de la méconnaissance du fait que les requérants, qui sont des associations et partis politiques essayant de faire prévaloir certaines conceptions identitaires, ne visent pas simplement à défendre les intérêts de leurs membres, mais aussi à convertir la population de la région concernée. Si le fait de chercher l’adhésion des personnes à ses propres idées sur l’identité nationale est comprise dans les finalités des libertés garanties aux articles 10 et 11 de la Convention, il eût été souhaitable de l’affirmer clairement. Certes, il faut tolérer des telles associations et partis tant que les troubles à l’ordre public ne sont pas disproportionnés, mais il faut aussi garder à l’esprit que la reconnaissance officielle d’associations de ce type a un impact sur les relations bilatérales entre États voisins. De ce fait, le respect de la liberté d’expression sert rapidement d’outil diplomatique à l’effet souvent imprévisible.
Conclusion
Outre les problèmes qu’elle suscite, la jurisprudence Radko pose concrètement la question de l’opportunité de faire figurer la liberté de critiquer l’identité nationale dans un nouveau Protocole à la Convention. Si une telle liberté doit bien entendu être reconnue, il faut aussi en définir les limites, comme cela a été fait à propos de laliberté de religion. Ou alors il serait souhaitable que la Cour de transpose, en l’adaptant, la jurisprudence Kokkinakis c. Grèce (CEDH 23 mai 1993) et Otto-Preminger-Institut c. Autriche (CEDH 20 septembre 1947). Le premier de ces arrêts dispose notamment que le prosélytisme abusif « ne s’accorde pas avec le respect dû à la liberté de pensée, de conscience ou de religion d’autrui » (§ 48). Pour le deuxième, « dans des cas extrêmes, le recours à des méthodes particulières d’opposition à des croyances religieuses ou dénégation de celles-ci peut aboutir à dissuader ceux qui les ont d’exercer leur liberté de les avoir et de les exprimer » (§ 47). Faut-il appliquer à la liberté de critiquer l’identité nationale les mêmes limites qu’à la liberté de religion ? Là est la question. Il faudrait probablement être moins strict, mais des limites sont néanmoins nécessaires. C’est aussi la conclusion implicite de l’arrêt Radko, mais celui-ci a raté une occasion de proposer une ébauche explicite du principe et du régime de ce nouveau type de liberté.
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[1] requête n° 74651/01 , arrêt en date du 15 janvier 2009
[2] Case of the united Macedonian Organisation Ilinden and Ivanov v. Bulgaria, Requête n° 44079/98, arrêt du 25 octobre 2005, disponible seulement en langue anglaise
[3] Requête no 74989/01, arrêt du 20 octobre 2005
[4] Ivan Mihajlov, 1896-1990, l’un des dirigeants historiques de l’Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne (ORIM/VMRO en bulgare et en macédonien). Après la deuxième guerre mondiale, il vit à Rome jusqu’à la fin de sa vie, tout en poursuivant ses activités politiques parmi l’émigration macédonienne. Il a été l’instigateur d’opérations terroristes, mais le sens et la portée de ces opérations dans le cadre du mouvement macédonien font l’objet de débats intenses entre historiens, aggravés par l’absence de recherches impartiales ou désidéologisées. Il a laissé quatre volumes de mémoires écrits en bulgare. Mihajlov est respecté en Bulgarie bien qu’il ait collaboré avec l’occupant pendant la Deuxième guerre mondiale, tandis qu’il est méprisé en République de Macédoine.
[5] CEDH 25 mai 1998, Parti socialiste c. Turquie
[6] Me Grozev s’appuie implicitement sur le passage suivant de la décision de la Cour constitutionnelle macédonienne : « les statuts et le programme de l’association visaient à renverser par la violence l’ordre constitutionnel de la République de Macédoine et à inciter à la haine ou à l’intolérance religieuse ou nationale ».
[7] Il est possible qu’Ivan Mihajlov ait commis des crimes de guerre, mais le gouvernement macédonien n’apporte aucun élément précis à ce sujet. Dans l’ensemble, les sociétés bulgare et macédonienne ignorent le détail des activités militaires de Mihajlov, qui est connu surtout par ses écrits qui affirment que les Macédoniens slaves sont des Bulgares et doivent le rester.
[8] Une étude sur la vie et l’œuvre d’Ivan Mihaljov, rédigée par un historien bulgare, avait bien été remise à la Cour, mais celle-ci n’a pas cru utile de s’y référer, ni de rechercher d’autres sources historiques.
[9] « La Serbie n’a pas commis de génocide, par l’intermédiaire de ses organes ou de personnes dont les actes engagent sa responsabilité au regard du droit international coutumier, en violation des obligations qui lui incombent en vertu de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide » ; elle a seulement « violé l’obligation de prévenir le génocide » (Cour internationale de justice, Bosnie Herzégovine c. Serbie-Monténégro, arrêt du 26 février 2007, point 471).