Ce sont les premiers poèmes de Gabrielle Althen. Poèmes
d’une incroyable maîtrise. René Char les reçoit, comme l’écrit aujourd’hui leur
auteur, qui les a réunis pour les éditions l’Oreille du Loup,« au fur et à mesure de leur
élaboration » et surtout « avec l’extraordinaire liberté dans le don
qui le caractérisait » On trouve un aperçu de ce sens du don dans les
lettres de René Char à celle qui se lance en poésie, à la fin du volume. Dans
le poème liminaire qui donne son titre au livre, Gabrielle Althen écrit:
« Être beauté de ce qui n’a pas lieu. Éperdument mendier : la seule
embellissante parole. Mendier, le choix lucide du diamant. » La beauté du
poème, c’est la reconnaissance du vide et la gratitude envers le manque. La
parole, incertaine de ses échos, contient plus que ce que nos gestes peuvent
agencer. Elle est l’acte suprême qui change le cours du monde. Il faut avoir
vécu dans l’abandon, le dénuement au-delà du risque, la solitude au-delà du
supportable : « La plus vive clarté est aussi cette main qui se
laisse traverser et ne protège pas… » La vérité solaire se confronte
ensuite à la honte du passé, à la camaraderie du présent. Le pur présent (au
sens du cadeau aussi) est gnomique. Elles ne sont pas jouées, les sentences,
pour compenser l’inexpérience. Elles scintillent dans le récit de la course
folle de l’amour, martiale et nuptiale. Pas de miroir pour s’apprendre. Le
regard ne revient pas quand le monde s’éclaire en contre-don. Ainsi se forge un
regard de poète. L’œil dans le paysage, les mains serrées pour la prière de
l’été, rejoindre la foule, sans l’ombre d’une mission.
Ses poèmes, elle les envoie donc à René Char. Nul Maître à honorer ici, sinon
en poèmes effilés, expert pour cacher les larmes dans les cailloux gelés de la
montagne. Elle ne trace pas chemin en imitant une démarche. Eux deux ont en
commun l’émotion du vivre mais les sentiments et pire, le sentimentalisme, qui
grèveraient le propos, sont passés au fil de la plume et du sourire ravageur.
Dans l’altitude de la décision existentielle, le dialogue n’a pas cessé. Il lui
écrit le 29.2.76 « que l’absence soit aussi un pays qui se puisse
parcourir à deux, en parfois serrant les deux paupières (cette vue sur l’intra,
l’extra et l’infra…), j’en suis aujourd’hui bien conscient » Dans la
première lettre, en 74, il parlait des chemins pour venir jusqu’à lui. Quand
les missives avancent en complicité, puisqu’elles s’espacent dans le temps, il
affirme que ce qui fait chemin en réalité, c’est le projet de se voir ou la
certitude apaisée d’y renoncer. « Votre poésie est couleur d’argile vive
» : René Char encourage Colette Astier à devenir Gabrielle Althen. Il faut
qu’elle pense durement à faire recueil de ses textes essaimés. Elle reçoit ces
avis mais aussi des poèmes. Ils seront repris pour la plupart dans Chants de la Balandrane. Ce qui
intéresse Gabrielle Althen aujourd’hui, ce sont les évolutions légères,
« le cheminement du poème entre l’émotion dont il procède et sa
formulation décisive. » Elle lui sait gré de n’avoir mis l’enseignement
nulle part ailleurs que dans le poème en soi et les lettres telles qu’en
lui-même. La modestie n’est pas feinte il est vrai. Il y a même une délicatesse
suprême, le 3 février 78 : « Escaladant – le mot est trop fort – une
épaule entre la Ginestière et Venasque, un languir de vos poèmes a surgi,
languir qui m’a contraint à l’ébauche d’un poème qui porte La Ginestière comme titre… » Escalader le poème, les
poumons en feu, la parole raréfiée. Riches de cet épuisement qui ne fait que se
deviner. De poète à poète. Mendiants, au banquet triomphant de la vraie vie.
La belle mendiante de Gabrielle Althen, suivi de René Char, Lettres à Gabrielle Althen, Éditions L’Oreille du Loup, 108 pages, 10 €
Contribution de Jean-Luc Despax