Avec le début de la Néolithisation (vers -12 000 au Proche-Orient), apparaît toute une série de mythes,
créateurs d’un nouvel ordre social. Pour un groupe domestique disposant d’un toit, d’un foyer et d’un silo, la plus grande difficulté était de préserver la récolte issue de ses propres semis du «
droit de cueillette » des autres groupes, de soustraire ses animaux d’élevage à leur « droit de chasse », puis de répartir les fruits des travaux agricoles entre les membres du groupe, non
seulement au quotidien mais encore lors de la disparition des aînés, du mariage des jeunes et de la subdivision du groupe. Dans ces sociétés patriarcales (pour ne pas dire machistes),
semi-nomades, l’organisation complexe croise des liens de parenté (clans et lignages familiaux), territoriaux (camps) et unités politiques (tribus). Les changements intervenus dans l’habitat, le
mobilier, les sépultures et l’art témoignent de l’importance des transformations qui eurent lieu dans l’organisation (accroissement de la population, agrandissement des villages, extension des
zones cultivées) et la culture de ces sociétés (domestication d’autres êtres vivants, nouvelles technologies, transformation de l’habitat, culte des ancêtres et du concept de Grande Mère / terre
nourricière qui assure la fertilité et donc de bonnes récoltes et assez de proies). Les groupes sédentaires devenus agriculteurs obéissaient, encore plus qu’avant, à de nouvelles règles sociales
permettant leur propre reproduction (tant culturelle que sexuelle), ainsi que la reproduction proportionnée des lignées de plantes cultivées et d’animaux domestiques dont dépendait leur
survie.
Un étonnant bestiaire se met en place, à travers la sculpture architecturale monumentale (Göbekli Tepe, en
Anatolie : plus ancien temple de pierre jamais découvert, datation estimée entre – 11 500 et -10 000), la gravure sur vases en pierre ou le modelage de figurines en argile. Souvent, les piliers
sont pourvus de reliefs qui représentent des lions (animaux de domination, masculins, liés au soleil), des taureaux (animaux reproducteurs, féminins, liés à la Lune), des ânes sauvages (animaux
humbles et doux, porteurs de la sagesse suprême), des canards (animaux de couples, érotiques), qui exterminent les serpents (animaux du chaos originel, opposés en tout, jour/nuit, bien/mal,
vie/mort, féminin/masculin).
Près de ces piliers ont eu lieu des rites initiatiques, notamment de passage à l’âge adulte, avec
transmission du savoir culturel via les mythes (interdits aux enfants).
Pendant ce temps-là, des pétroglyphes au sud du lac de Van (Arménie) renouvellent les peintures
paléolithiques des grottes cantabriques (la Cantabrie est une région du Nord-centre espagnol, entourée par le Pays basque et les Asturies, bordée par la mer Cantabrique dans le golfe de Gascogne)
et celles de l’Oural, décrivant des scènes de chasse aux capridés, cervidés et renards.
Les grandes œuvres sculptées de Nevali Çori poursuivent la tradition iconographique déjà connu à Göbekli
Tepe, mais s’en détachent parce que la représentation de l’être humain, qui exprime une nouvelle conscience et une modification de la conception spirituelle du monde, passe au premier plan. Une
manière particulière de gestion économique est accompagnée d’une pratique magicienne et spirituelle, qui se répercutent dans l’art. Les mythes, figurés par l’art, représentent pour tous les
membres de la communauté des supports susceptibles de leur révéler les grandes vérités sur le monde tout en déterminant leur comportement dans la vie quotidienne (également, voire notamment,
sexuel).
En commençant à maîtriser la Nature, l’humain découvre son devenir supra psychique, considérant qu’il possède
une conscience ontologique (étude de l’être en tant qu’être, c’est-à-dire étude des propriétés générales de ce qui existe) qui ne se dévoilera parfaitement qu’à la condition d’assujettir nos
fonctions d’esprit. Ces fonctions ainsi domptées perdront l’animalité qui en faisait des ennemis (lutte entre l’animal qui est en nous et l’humain « supérieur » : subconscient Vs inconscient) et
gagneront des qualités initiatiques qui les ennobliront à l’état d’alliées spirituelles (l’inconscient d’une humanité Collective, épuré des bas instincts du subconscient, guidera la conscience
individuelle vers des jours toujours meilleurs). A la lumière du mythe, les animaux créateur du monde nous éclairent de leur symbolisme spirituel : lorsque le serpent est enroulé autour de l’œuf
primordial, il n’est plus question de lui broyer la tête sous le talon, lorsque le vautour accompagne l’âme du défunt, il n’est plus question de le traiter de charognard.
De son côté et parallèlement, le Khiamien du Levant ne serait que la phase finale du Natoufien (premier lieu
de sédentarisation au Proche-Orient, vers -12 000) si des traits nouveaux n’apparaissaient à cette époque : des statuettes anthropomorphes en pierre ou en terre cuite, moins schématiques et plus
nombreuses que les quelques représentations natoufiennes, presque toutes zoomorphes. La représentation humaine occupe une place croissante, reflet probable de la socialisation de plus en plus
forte de l’individu.
Ce bouleversement mental est sans rapport avec les nouveautés techniques postérieures, apparition de
l’agriculture et de l’élevage. Ces figurines témoignent seulement de l’apparition de l’humain au sein d’un répertoire qui était, auparavant, presque exclusivement animalier. Ces statuettes,
dépourvues de tout attribut spécifique, n’indiquent qu’à peine le visage, stylisé de façon vigoureuse, mais peu reconnaissable. Cet humain est assez déshumanisé. Il évite une représentation
réaliste du visage, régulièrement simplifié. Il n’en demeure pas moins que la femme entre définitivement dans le répertoire artistique de l’Orient ancien, avant toute représentation masculine. Il
reste aussi que ces nouveautés ne sont nullement accompagnées de bouleversements des modes de subsistance (en tout cas pas de suite) et que le spirituel semble évoluer indépendamment du technique
ou de l’économique. Pour autant, cette nouveauté est assez radicale dans l’évolution des comportements humains au début du -IXè millénaire.
Les sites khiamiens, qui n’ont restitué aucune figure animale, ont livré plusieurs statuettes féminines dont
les caractères sexuels sont soulignés avec netteté. Huit figurines en pierre et en terre cuite de la phase suivante (-9 500 à -9 000) ont un caractère féminin encore plus explicite. On y a vu les
ancêtres des « déesses-mères », dont les représentations, dans les styles les plus divers, jalonneront ensuite l’histoire des productions artistiques de l’Orient ancien jusqu’aux versions
hellénisées.
Les statuettes khiamiennes sont assez analogues, avec leurs traits sexuels accentués (liés symboliquement à
la croissance, à la graine ; la vulve est un symbole qui offre une sécurité, de la créativité, de la continuité et de la fertilité), aux « Vénus » du Paléolithique occidental. Sur certains sites
khiamiens apparaît également une autre pratique : des crânes d’aurochs (de bœufs sauvages) sont enfouis dans les maisons au sein de banquettes de pisé courant le long des murs. Durant tout le
-IXè millénaire, les habitants de Mureybet ont enfouis des cornes d’aurochs dans les murs de leur maison.
Ces deux personnages (Terre-Mère nourricière et taureau/aurochs fertiliseur), véritable couple spirituel,
apparaissent aux environs de -9 500 au sein des villages préagricoles khiamiens, les derniers chasseurs-collecteurs du Levant. La Grande Déesse est une sorte de figure cosmogonique, créatrice du
monde, symbole de l’unité de la nature, patronne de la régénération vitale et de l’incessant renouveau vie-mort-vie. En psychologie analytique, la Grande Mère est un des archétypes présents dans
la féminité de l'homme (ou anima). Ce personnage féminin que l'homme a en lui, influence le masculin réel de l’homme qui peut se mettre à se développer. Ce processus se nomme l’individuation. Il
permet à l'individu de grandir, de murir. Cette femme sage est guide. Cet anima du quatrième niveau, stade le plus élevé, correspond à une sagesse transcendante, sous l'image d’une initiatrice et
muse. La dimension féminine entre en étroite relation avec la dimension masculine.
L’édifice à colonnes de Nevali Çori (-8 550/-8 350) préfigure les temples orientaux et occidentaux des
époques historiques. Ainsi, les origines des « temples » mésopotamiens sont aussi anciennes que le Néolithique PréCéramique anatolien.
Au cours du -VIIIè millénaire, les pratiques funéraires témoignent d’une moindre peur de la mort. La relation
avec les disparus est alors empreinte d’une vénération, d’un respect dans lequel entre désormais plus d’affection que de craintes.
Dans la phase de construction la plus récente de l’édifice cultuel de Çayönü (contemporain et proche de
Nevali Çori), une tête plus grande que nature, dont l’occiput (os participant à la formation du crâne, partie postérieure et inférieure de la tête, à l’endroit de jointure avec le cou) chauve est
entouré d’un serpent, était emmurée dans une niche de la paroi du fond (ce fragment appartenait à une statue masculine qui, dans l’édifice le plus ancien, avait été placée dans une niche pour
servir d’image de culte). Une statue ithyphallique (qui a un phallus – pénis – en érection, signe de fertilité et de fécondité) ainsi que des représentations, probablement contemporaines de la
phase d’occupation la plus récente de Nevali Çori, se retrouvent là ainsi que déjà à Göbekli Tepe. D’autres exemples de grandes sculptures apparaissent sous forme d’un torse humain et d’un oiseau
debout, dont la tête montre un visage humain. La sculpture d’un oiseau, par comparaison avec une statuette similaire de Göbekli Tepe, montre un vautour (animal prophétique, anticipateur des
violences entre humains, conducteur des âmes vers le ciel en dévorant les corps).
Ce lien ancien avec le monde animalier se manifeste clairement non seulement à travers la représentation
d’êtres hybrides, mais surtout dans une figure composite étonnante qui forme la partie supérieure d’une colonne figurée. Elle se compose de deux figures féminines accroupies, en position
antithétique (qui forme une antithèse), qui sont couronnées par un vautour. La longue chevelure retombant au-dessus des épaules, semble être retenue par un filet. L’œuvre toute entière peut être
reconstituée sous forme d’une colonne figurée monolithique, semblable à un pilier totémique : se reflète en elle des visions de fertilité, de vie et de mort à l’intérieur desquelles le vautour
symbolise le lien entre ce monde et l’au-delà.
Sur un autre pilier apparaît à nouveau un vautour, qui semble attraper une tête humaine (à nouveau une
représentation féminine). Le motif rappelle une peinture murale réalisée plus de 1 000 ans plus tard et qui orne la maison des vautours à Çatal Höyük. Cette peinture macabre montre des vautours
qui planent au-dessus de corps humains sans têtes. Ainsi, le culte des crânes attesté à Nevali Çori et dans toute l’Asie Antérieure du Néolithique Ancien est en rapport avec ces
représentations.
Cette conscience nouvelle de l’humain néolithique (symbolisation de la fertilité, de la vie et de la mort) se
manifeste dans d’autres petits objets d’art. Les nouveautés par rapport à la culture mésolithique locale précédente ne résident pas tellement dans les formes mais plutôt dans les matériaux
employés puisque c’est désormais la terre qui est principalement utilisée et non plus la pierre. C’est dans la terre qu’on jette des semences dont dépend la vie et qu’on ensevelit les morts en
position fœtale, avec l’espoir de les voir renaître de son sein maternel ; c’est avec de la terre qu’on revêt les cabanes ou qu’on modèle des objets les plus divers et c’est à la terre que se
rattachent les pâturages, les forêts et les minéraux, bref tout ce qui fait la vie d’un paysan. Autant de raisons qui font de la terre un grand symbole aux significations multiples. L’apparition
des premiers agriculteurs se rattache en premier lieu au modelage de la terre, et c’est en terre que tous les objets cultuels sont désormais faits : la source de la vie, personnifiée en pierre
(matière durable) dans la culture mésolithique, est incarnée par des vases de terre dans la culture des premiers agriculteurs.
Dans les sites de la haute Mésopotamie de la fin du -IXè et du -VIIIè millénaires, comme par exemple sur le
Gürcü Tepe qui, visible du Göbekli Tepe, se trouve dans la plaine de Harran-Urfa, le passage au Néolithique est accompli. Les premières communautés d’agriculteurs et d’éleveurs se sont formées au
moment même où les succès déjà réalisés dans la domestication d’animaux et la culture de plantes sortent du contexte rituel. Au moment où ils deviennent des biens communs accessibles à tous, les
rapports sociaux traditionnels sont abolis, l’art monumental disparaît, le vieux mythe s’écroule et avec lui cette culture : les constructions et les images qui caractérisent le Göbekli Tepe et
Nevali Çori sont absentes et, finalement, vers -8 000, les derniers gardiens de Göbekli Tepe font disparaître leurs sanctuaires en les enterrant. La stabilisation du climat chaud et humide y a
été d’une grande importance. A l’époque, la vie florissait aussi bien dans les plaines que sur les collines, des clairières alternaient avec des forêts mixtes. C’est la foi en la générosité de la
terre qui a incité les communautés locales à développer la production de nourriture et à instaurer la culture agricole néolithique.
Parmi les 700 figurines en argile de Çayönü, seuls 30 exemplaires sont de nature zoomorphes, tandis que les
670 autres sont anthropomorphes (une moitié représente des femmes nues, l’autre des figures masculines parfois vêtues d’un pagne). Au Néolithique ancien et moyen, l’art reste un art populaire,
artisanal, tandis que la spiritualité est réduite au respect d’un grand nombre de forces élémentaires. Les vases à la panse accentuée ou bombée rappellent ainsi le corps de la femme enceinte ou
bien l’outre trop pleine, ce qui permet de penser qu’ils expriment l’idée de fertilité universelle, qu’ils établissent le lien magique corps en gestation – terre, et indiquent les richesses
inépuisables de la principale source de la vie. Les motifs et les techniques de décoration indiquent deux aspects de la fertilité : l’épi de blé et la terre labourée. D’autre part, les motifs
décoratifs des vases peints (triangle, lignes en zigzag, entrelacs, spirales) symbolisent l’eau qui alimente la terre, des corps astraux et le renouvellement cyclique de la vie. A cette époque,
on devine l’importance du principe masculin dans la vie et dans la Nature, ce qui se manifeste par des figurines en colonnette à l’aspect phallique.
Une fois l’élevage mieux maîtrisé, dans l’esprit de chaque membre se dessine l’idée de pouvoir troquer une
des bêtes élevées pour obtenir des biens extérieurs, au caractère prestigieux et rare, entrevus lors des transhumances hivernales. Ces objets sont aussi alors un symbole fondateur d’une première
hiérarchie au sein de la communauté, qui dut permettre de distinguer les pasteurs détenteurs de nouveaux biens culturels des autres membres.
Pour que les bergers puissent réaliser d’autres échanges sans diminuer leur niveau de consommation ni réduire
leur capital-troupeau, il leur fut nécessaire d’envisager autrement l’élevage des chèvres. Ils ébauchèrent alors un contrôle des naissances, parvenant même peut-être à synchroniser et maintenir
en équilibre une programmation des échanges en fonction de celle des naissances.
Par la suite, au-delà de cette gestion raisonnée du troupeau, se mit en place une gestion avec objectif
d’accroissement du cheptel, permettant une ouverture de la communauté pastorale sur de plus fréquents actes d’échanges. Les acquisitions se diversifient alors et s’accroissent, en même temps que
le troupeau se développe.
À l’opposé de ce mode de vie productif, Çatal Höyük est un lieu insolite, situé dans la plaine de Konya en
Anatolie centrale : il s’agit d’un grand tell de plus de 13 ha, recouvrant une agglomération néolithique, établie de -7 400 à -6 150. Cette ville d’environ 5 000 habitants (population énorme en
des temps si reculés), associait prédation et production : l’élevage des chèvres et des moutons n’occupe qu’une place mineure. On chasse beaucoup, en particulier l’aurochs. Peut-être
commence-t-on à domestiquer le bœuf, que l’on consomme en grande quantité.
Par rapport à Asikli, le recours impressionnant à l’imagerie symbolique (reliefs, bucranes surmodelés,
peintures murales, figurines humaines et animales) et l’absence de bâtiments exceptionnels dans un secteur à part, sont des différences majeures. Ici, la conscience mythique s’exprime de manière
maximaliste, ce qui correspond à un besoin spécifique de mobiliser les images afin de renforcer l’ordre social, toujours Egalitaire mais vivant de fortes tensions à tendance hiérarchiques. Cette
grosse agglomération (qui n’a pas encore franchie le stade urbain, malgré sa taille) présente une structure mêlant intimement habitat ordinaire et habitations rituelles. Ces dernières, chacune au
centre de la trentaine de maisons d’une même famille étendue, incarnent l’unité sociale et le lien avec les ancêtres.
Le niveau V (-6 400) marque une rupture dans l’occupation : des espaces publics apparaissent et les bâtiments
rituels sont plus accessibles. L’unité est désormais celle de la famille nucléaire, incluse dans le réseau de parenté et le lignage génétique. Le vocabulaire symbolique des bâtiments représente
alors la superposition cosmologique d’un monde d’agriculteurs sur l’ordre du monde ancien des chasseurs-collecteurs. Ce sont surtout les sanctuaires ainsi que certains lieux de réunion qui font
état de l’extraordinaire complexité de la pensée d’une société considérée comme un métissage d’Eurafricains (Européens ayant traversés le détroit de Gibraltar, avant de vivre au Maghreb puis de
migrer, notamment vers l’Anatolie), de Méditerranéens et d’Alpins.
Quant aux rites funéraires, ils sont tout aussi complexes. Les morts, après avoir été exposés aux vautours,
étaient enterrés, enveloppés de cuir ou de tissus, sous des plateformes d’argile. Parfois, les squelettes étaient sans crâne, cependant que dans certains sanctuaires des crânes avaient été
soigneusement exposés. Dans le cadre d’un culte des ancêtres, les ossements avaient été fréquemment peints en rouge, vert ou bleu.
Une grande quantité de figurines n’indique pas seulement l’exceptionnelle imagination et talent artistique de
leurs créateurs, mais aussi la naissance des mythes et la diffusion soudaine des pratiques magiques et spirituelles.
La diversité thématique des figurines anthropomorphes et le développement de leur style depuis les formes
naturalistes jusqu’aux formes abstraites en passant par les formes réalistes témoignent sans équivoque que la magie primitive a été dépassé, autrement dit, que des idées spirituelles précises se
sont formées.
Certaines figures d’Anatolie du Sud-Est, des cervidés, des bovidés, des bucranes en grand nombre ou des
femmes à longue chevelure ou tête étirée, évoquent un monde assez lointain. Elles ne sont pas sans rapport avec des représentations de Çatal Hüyük, voire avec des images peintes sur les vases des
cultures mésopotamiennes de Samarra et Halaf (les orbites du crâne d’une femme ont été garnies de coquilles, ce qui n’est pas sans évoquer les crânes plâtrés de Jéricho et de Palestine du PPNB :
les rites de Çatal Höyük en dérivent en droite ligne). Il existe également un rapprochement avec les stèles de Göbekli Tepe, qui sont ornées de reliefs représentant des bovidés, des oiseaux, des
bucranes et des serpents. Le serpent a été associé au féminin, et tout particulièrement à la Grande Mère (puis aux Déesses-Mères). Son mouvement ondulatoire et sa forme l’associent à l'énergie
sexuelle ; ses résurrections périodiques et ses mues l'associent aux phases de la lune qui incarnent le pouvoir régénérateur des eaux, mais aussi énergies latentes renfermées dans le sein de la
terre. Il représente la force vitale, étant à la fois créateur et destructeur ; il est de ce fait d’essence supérieure.
Entre -8 000 et -7 000, on est conduit à s’interroger sur l’univers mental des populations du PPNB.
L’architecture traduit ces nouvelles structures sociales. La distinction du profane et du spirituel n’a aucun sens à cette époque. Le répertoire iconographique renvoie à la sphère du mythe, voire
du simple chamanisme. Les villageois chassent encore beaucoup et les fondements de leur organisation sociale ne devaient pas être éloignés du mode de vie des chasseurs-collecteurs paléolithiques
: sur certaines fresques sont peintes des scènes de chasse aux bovidés et aux cervidés héritées de la Préhistoire, tout comme le sont les empreintes successives de mains.
Le culte de la Grande Mère fait référence au culte primitif de la fertilité tel qu'il semble avoir été
universellement pratiqué depuis -40 000 avec les Vénus préhistoriques (à cette époque-là culte du principe féminin). Ce culte, dans lequel la figure féminine tenait une grande place et revêtait
une dimension sacrée, consistait essentiellement en une vénération de la Terre, cette dernière incarnant le principe féminin universel, qu’accompagnent d’autres êtres vivants, tels des
carnassiers, capridés et serpents. Ce principe était associé au culte du taureau. Alors que l’aurochs préhistorique était considéré comme féminin, envisagée dans sa valeur maternelle, la
puissance du taureau évoque ici la nature qu’on ne savait pas encore dominer, y compris en terme de sexualité humaine. Ici, on peut le considérer soit comme le versant masculin de la Grande Mère,
perçue comme androgyne (« Mère au pénis » en somme), soit ce versant autonomisé qui accède alors à la dignité de compagnon/parèdre égal de la Grande Mère.
À l'origine il n'y avait que Nammou, la mer primitive, l'océan cosmique. Elle engendra An et Ki, le ciel et
la terre. Ils étaient « réunis comme une montagne dont la base était les assises de la Terre et la cime le sommet du Ciel ». L'image de la montagne traduit l'union du Ciel et de la Terre, autant
qu'elle évoque le sexe féminin de la terre dans laquelle un pénis divin peut s'enfoncer : c'est le lieu de conjonction, union sexuelle où le Ciel « verse la semence » dans le sein de la Terre
comparée à une « vache féconde qui donne naissance aux plantes de vie ». Il faut noter que An et Ki sont ainsi étroitement unis, restent indistincts, tels « deux jumeaux ». Cette indistinction
rappelle celle de la mer primitive dont ils procèdent, conjonction de deux éléments du même avec le même.
On pourrait parler de société « matristique » pour désigner un type de société qui perdura jusqu'au début des
temps historiques (vers -3 000) où le patriarcat se serait peu à peu institué. Le système qui a existé dans la culture « matristique » était une société équilibrée (contrairement au mythe,
irréel, du matriarcat), les femmes n'étaient pas si puissantes qu'elles auraient usurpé tout qui ce qui était masculin. Les hommes étaient à leur position légitime, ils effectuaient leur propre
travail, ils avaient leurs fonctions et ils ont également eu leur propre puissance. Mais la Grande mère était créative, elle crée d'elle-même tout et tous.
Ce système ne se basait pas sur une discrimination sexuelle, mais sur l'importance accordée au féminin, la
femme incarnant la reproduction de l'espèce et son espoir de pérennité dans une dimension temporelle qui n'était pas linéaire comme elle le devint avec le patriarcat, mais circulaire et cyclique
où prend naissance le mythe de « l'éternel retour ». L'éternel retour est une notion d'origine mésopotamienne, d'après laquelle l'histoire du monde se déroule de façon cyclique. Après 25 920
années solaires (« Grande Année », découpée en douze mois cosmiques de 2 160 ans), une même suite d'événements se répète, identique à la précédente, avec des éléments recomposés. Les Anciens
avaient découvert que les révolutions des planètes, les révolutions annuelles du Soleil et de la Lune sont des sous-multiples d'une même période commune, la Grande Année, au terme de laquelle le
Soleil, la Lune et les planètes reprennent leur position initiale par rapport aux étoiles fixes. Ils en conclurent que la vie de l'univers est périodique, qu'elle repasse éternellement par les
mêmes phases, suivant un rythme perpétuel.
La Grande Mère désigne la mère de tout être vivant, présidant aux processus naturels de fertilité et de
fécondité. Figure féminine aux caractères sexuels hypertrophiés, elle dépassait largement les divinités masculines (qui avaient même fini par disparaître tout à fait avec le temps). « Maîtresse
des animaux », représentée entre deux lions (symboles de la force masculine liée au soleil, les cornes du taureau – bucrane – représentant quant à elle le croissant de lune ou servant de berceau
de cet astre), la Grande Mère se présente comme l’esprit suprême d'une religion naturaliste, où elle était regardée comme le principe de toute vie (principe du « Féminin sacré »). La soumission
du roi des animaux symbolise la domination que la Grande Mère exerce sur la nature entière. Elle n'est pas seulement la mère des animaux, sa domination est aussi complète sur le monde végétal,
les esprits, mais aussi sur les humains : elle les nourrit, les guérit de la maladie, assure leur reproduction et leur fertilité. On lui consacre les arbres verts, pin ou sapin, symboles
d'éternelle jeunesse (et axes du monde) puisqu’elle est en rapport direct avec l'élément humide (l’eau comme élément de fertilité ou le ciel, plus tard symbolisé par le taureau) qui féconde la
terre (donc elle-même). Pour en rendre compte, toute une série de cultes liés à la fécondité a été établie. La Grande Mère, seule ou avec son taureau (son égal ou son parèdre complémentaire),
intégrée à tout un ensemble de mythe, participe directement ou indirectement à un grand mythe de la création.
Au sein des sociétés profondément Egalitaire que sont celles du Néolithique commençant (mais pas toutes), le
monde du symbole est très présent et traduit la force nouvelle des structures Collectives d’un village. Le nouveau mode de production conduit à la mise en place d’une structure adaptée, une
Communauté Domestique Agricole. Ce genre de formation se caractérise entre autres par des communautés que l’on dit lignagères, et qui sont organisées à partir du concept d’aînesse, la parenté
définissant à la fois le groupe et sa structuration. Les greniers étaient évidemment communautaires et, parce que la communauté avait un représentant, celui-ci jouait un rôle dans le contrôle du
grain. Indépendamment du fait que l’aîné a plutôt une autorité morale qu’un réel pouvoir, il ne gère en fait les greniers que parce qu’il est l’aîné. Il n’a aucune raison de profiter de la
situation et en serait-il même tenté, il risquerait fort de se faire remplacer. Il se sert de la gestion des greniers pour asseoir son autorité morale, mais cette gestion, parce qu’elle est
lourde, fait rapidement place à la gestion des femmes. On ne maîtrise donc que les moyens de reproduction : les personnages importants n’exercent leur contrôle que sur la circulation et l’échange
des femmes (ou des hommes, tout dépend si la filiation est patrilocale – les hommes restent sur place – ou matrilocale, les Mésopotamiens étant plutôt patri et les Anatoliens matri). La plupart
du temps, lorsque les communautés s’accroissent, elles se fragmentent et certains groupes vont s’établir ailleurs dans un monde sous-peuplé. Aussi peut-on parler, du -VIè au -IVè millénaire, de
l’apogée des cultures villageoises, qui a permis un important essor démographique.
Les grands groupes de parenté, véritables lignages, semblent jouer un rôle de premier plan. Si la chasse est
une activité toujours masculine, la collecte n’est plus l’occupation principale des femmes. En effet, le rôle alloué désormais à la femme est d’accoucher de fils mâles, destinés à être échangés
contre les mâles d’autres clans à la génération suivante pour créer des alliances. La femme, bras ouverts et jambes écartées, donne naissance, le taureau renvoie à la chasse ou à l’élevage. Pour
autant, la femme engendre souvent des taureaux ou des têtes de taureaux : la fécondité féminine (Grande Mère) engendre des fils mâles (taureau). Ce n’est pas la fécondité qui est importante,
c’est la filiation. Les pilastres ornés qui encadrent les reliefs n’ont qu’un sens symbolique, pas architectural. Chaque pilastre représente un lignage. L’insertion d’une femme entre deux
pilastres souligne l’alliance entre deux lignages, car une telle société ne peut se reproduire et se développer que par l’exogamie (recherche de partenaires en-dehors du groupe) et donc
l’alliance. La femme représente donc la parenté, par la filiation et l’alliance des lignages, c’est-à-dire les deux principes qui permettent à toute société de se reproduire.
Pour autant, la spiritualité de la Grande Mère n’était pas qu’un rite de fertilité, importante pour la
continuité de la vie sur terre, mais elle était aussi au sujet de la vie, de la mort et de la régénération.
Ainsi, concernant le grand taureau environné de petits personnages, il est l’image de la société environnée
d’ennemis.
Les reliefs expriment un discours relatif aux règles qui fondent l’ordre social. On trouve également de
grands vautours aux ailes déployées poursuivant des humains sans tête, tandis qu’ailleurs des seins en relief contiennent les squelettes de ces mêmes rapaces. Enfin, toujours sculptés, face à
face, deux léopards (ou autres félins ailleurs, tels que des lions) s’associent à la Grande Mère en tant que « Maîtresse des Animaux ». Ces peintures ne sont maléfiques qu’en apparence. Elles
annoncent en réalité la survie de la société et la perpétuation du système. Les représentations géométriques (losanges, triangles, points, zigzags, croix), loin d’être purement décoratives,
renvoient au même système symbolique. Tout n’évoque que le principe générateur conçu comme féminin et son produit, présenté comme masculin. Cette iconographie permet de rappeler les valeurs qui
fondent l’ordre social.
Les éléments décoratifs, figuratifs ou non, qu’ils soient en relief ou peints, se rangent en deux catégories
qui ont trait respectivement à un principe (représenté par une parturiente – femme en train d’accoucher – sous son aspect positif et créateur, par un fauve sous son aspect négatif et
destructeur), et à son produit, conçu comme masculin et représenté par un taureau (ou un bucrane : dans les mythologies orientales il supporte de ses cornes la voûte céleste).
En fonction de quelques règles de composition simples, ces éléments se combinent pour former un discours
parfaitement cohérent qui se développe selon deux axes : celui de l’alliance, horizontal et relatif à l’espace, et celui de la parenté et de la filiation, lié au temps, et par là au cycle de la
vie et de la mort. De façon à la fois synthétique et abstraite, cet ensemble iconographique permet à ses auteurs de rappeler avec entêtement leurs valeurs fondamentales. Il n’est question que du
processus de régénération sociale à travers l’alliance, c’est-à-dire des règles qui fondent l’ordre social et auxquelles chacun doit se conformer pour que tous survivent. En réalité, il s’agit de
présenter la règle exogamique (recherche d’un partenaire masculin dans une autre communauté) comme aussi naturelle que l’union d’un homme et d’une femme pour la procréation, ou que la vie et la
mort. En effet, dans une communauté élargie telle qu’elle se présente sous la forme d’une petite « ville » (d’une grosse bourgade plutôt), les tentations sont fortes de se marier en interne, ce
qui pousse inexorablement à créer des lignages plus puissants que d’autres et à vivre en autarcie, en vase clos, replié sur soi.
Les crânes isolés et les squelettes sans crânes enfouis sous les banquettes de Çatal Höyük témoignent de la
vénération des ancêtres. Ils soulignent que le lignage et la référence aux ancêtres jouent un rôle important. On ne parle pas de relations au « divin », mais d’organisation sociale. On ne
trouvait à Çatal Hüyük ni castes, ni classes sociales, mais seulement des clans et des lignages qui partageaient le territoire de la tribu. Quel fut le rôle de la parenté dans la formation et la
reproduction des liens unissant cette nouvelle tribu ? Le principe de descendance est patrilinéaire (héritage du statut social par le père), mais clairement matrilocal (la mère reste dans la
communauté, le père vient d’un autre clan, complètement extérieur). Tous ceux, hommes et femmes, qui descendent par les femmes d’un même ancêtre fondateur appartiennent à un même clan et selon la
position de leurs ancêtres, aînées ou cadettes, ils forment des lignages différents. Ceux-ci comprennent plusieurs familles. Ni les familles, ni les lignages, ni les clans ne s’autoreproduisent :
les mariages se font avec d’autres familles, appartenant à d’autres clans. Ce principe est complété par un autre dont l’application pourrait a priori sembler être capable de lier tous les clans
entre eux. C’est l’interdiction pour deux frères de se marier dans le même clan, ainsi que d’épouser une femme du lignage du clan dont est issue leur mère, bref de reproduire l’alliance qu’avait
faite leur père. Du fait de ces principes, chaque lignage est poussé à multiplier et diversifier ses alliances. Celles-ci sont la raison d’être de multiples échanges réciproques de biens et de
services entre les lignages alliés, échanges qui se poursuivent pendant plusieurs générations. Familles, lignages et clans possèdent en commun des fractions de territoire où ils cultivent des
jardins et chassent. Chaque lignage produit la plus grande partie des ressources nécessaires à son existence sociale, par ses propres forces et avec l’aide de ses alliés. Chaque lignage Coopérait
avec quelques autres. Les activités économiques créaient donc une dépendance limitée entre ces lignages associés, mais celle-ci ne pouvait jamais s’étendre à la société tout entière et de plus
cette dépendance existait aussi vers l’extérieur.
Régulièrement, tous les lignages et tous les villages se mobilisaient pendant plusieurs mois pour produire
tout ce qui était matériellement nécessaire à l’initiation des jeunes (garçons : fabriquer des guerriers et des chamanes, capables de défendre la société contre les forces qui la menacent, tribus
voisines ou puissances spirituelles hostiles ; filles : en faire des femmes dures au travail et des mères fécondes) et recevoir dignement les centaines de visiteurs des tribus voisines, amies ou
ennemies. Ces initiations gouvernaient des rapports sociaux qu’en Occident, aujourd’hui, on appelle politico-religieux. Ils légitimaient la place dominante des hommes (mais une position
fondamentale de la femme, donneuse de vie) et le monopole qu’ils exerçaient sur le commerce avec les dieux et les esprits de la nature. Leur symbole est la grande maison où se tiennent les rites,
à l’abri du regard des femmes. Le sanctuaire est appelé le « corps » de la tribu dont chaque poteau représente un jeune initié. Les maîtres des cérémonies détiennent les objets sacrés et les
formules reçues de l’esprit supérieur par leur ancêtre mythique, et qui permettent d’initier les jeunes. Leur savoir est si précieux que s’ils mourraient sans avoir transmis ce savoir, la tribu
serait condamnée à disparaître. L’unité de la société repose donc sur le partage d’un ensemble de représentations spirituelles et sur l’organisation du pouvoir qui en découle. Comme dans la
plupart des sociétés, c’est un noyau de « représentations imaginaires » qui soutient les rapports politiques garantissant son unité. Et ces représentations imaginaires, produits de la pensée,
sont transformées en réalités visibles, concrètes et donc socialement efficaces par les pratiques symboliques qui témoignent à la fois de leur existence et de leur vérité, c’est-à-dire par les
rites des initiations masculines et féminines auxquelles tous et toutes participent mais aussi par les initiations périodiques des chamanes qui ne concernent qu’un petit nombre d’individus,
hommes et femmes.
La bourgade, devenue un grand marché (non seulement grâce à la valeur de ses propres produits, mais aussi
grâce aux matières premières rares et aux objets importés), devint en même temps un grand centre spirituel et artistique, qui exerça une influence capitale sur les populations – multiples et
variées – environnantes.
Les pesanteurs sont telles que ce répertoire iconographique symbolique a perduré à travers l’art oriental. La
culture de Halaf, au -VIè millénaire, couvrira ses vases de silhouettes féminines et de bucranes. La céramique peinte des -Vè et -IVè millénaires a puisé dans ce répertoire jusqu’au début du
-IIIè millénaire. La Mésopotamie historique est encore imprégnée du répertoire néolithique, qui plonge lui-même ses racines dans la tradition paléolithique.